Redécouvert depuis sa mort, en 1995, l’artiste français Michel Journiac est un des fondateurs de l’art corporel, dont il incarne, aux côtés de Vito Acconci, Bruce Nauman, Hermann Nitsch, Chris Burden et Gina Pane, une formulation radicale et authentique, témoignant d’une remise en cause fondamentale de l’expérience artistique. Souvent évoquée de manière réductrice, en tant que manifestation quasi inaugurale de son œuvre, La Messe pour un corps (1969, refaite et filmée en 1975) – où l’artiste, ancien séminariste, célébrant une vraie messe, fit communier l’assistance avec des rondelles de boudin fabriqué avec son propre sang – fut saluée à l’époque par le critique François Pluchart comme « le premier faux-pas de l’histoire de l’art » et fait figure aujourd’hui d’action-manifeste parmi les plus décisives de ce mouvement, au demeurant fort hétéroclite.
L’œuvre de Journiac traverse en fait l’ensemble des pratiques artistiques de son temps, de l’art conceptuel à l’art sociologique, de l’objet au document photographique, de la mythologie personnelle à l’imagerie pop. Si le sang apparaît comme le matériau emblématique de son œuvre, étant un fluide vital au carrefour des symboliques sacrées et sociales (du don christique à l’échange fraternel, de la violence des luttes à la transfusion médicale, du signe de la vie à l’odeur de la mort…), Journiac a également investi et marqué de son empreinte profonde de nombreuses appropriations de matériaux artistiques.
Ainsi celui du vêtement : des habits fossilisés de la Lessive, œuvre sculpturale et sociocritique de 1969, au travestissement (comme dans sa fameuse action photographique des 24 heures de la vie d’une femme ordinaire, de 1974, où il accomplit en travesti d’occasion les moments et fantasmes féminins répertoriés d’après sondage) ; de l’objet : en initiant, par-delà le ready-made duchampien, une forme d’« ultra-détournement » dépassant les théories situationnistes et visant à l’instauration d’un certain sublime du négatif (réalisant, par exemple, une réplique à l’échelle de la guillotine afin d’abolir la peine de mort d’abord comme objet, Piège pour une exécution capitale, 1971, filmé en 1979, ou bien des détournements d’objets d’art contemporains, révisés à l’aune critique de ses propres matériaux « corporels », Parodie d’une collection, 1971) ; ou encore des signes et supports de la valeur d’échange : de l’or (proposant notamment dans le Contrat pour un corps, de 1972, de transformer votre squelette en œuvre d’art selon trois types de contrats, privilégiant soit le fait esthétique, soit l’objet, ou le fait sociologique, ce dernier entraînant le plaquage or de votre dépouille), au substitut conceptuel de l’échange commercial (Manifeste du chèque, 1971), et jusqu’à la planche de billets (Monnaie du sang, 1994).
Constat critique, détournement parodique, provocation ambiguë à l’action, à l’échange et au sublime, le corps, qu’il appelle « viande socialisée consciente », est toujours envisagé par Journiac non seulement comme le « donné fondamental » de l’expérience humaine, mais surtout comme une question et une objection opposée aux formes de l’arbitraire (esthétique, politique, sexuel…). Cette pratique d’objection engagée dans toutes les facettes de l’existence fait de Journiac une sorte de « réaliste corporel », dont l’œuvre tout entière se tient sur le fil du rasoir entre les formes manifestes de l’incorporation ou de la représentation sociétale et la provocation à un incertain sacré de la présence en acte (ainsi le Référendum Journiac qu’il organisa en 1970 ne comportait-il aucun message politique mais une simple pétition d’existence).
Profondément marqué par la pandémie du sida dès le début des années 1980, l’œuvre de Journiac s’infléchit, jusqu’à sa mort en 1995, dans une pratique artistique inédite, sorte d’œuvre compassionnelle généralisée ou de chemin de croix du corps altéré, passant par un Dispositif de meurtre et inauguration (1985), où l’artiste se nie lui-même et se voue, corps et âme, à un Rituel de transmutation du corps souffrant au corps transfiguré, « pur don et dur refus » des conditions inaliénables du vivant.
Vincent Labaume.