En 2018, je me suis rendue à Rochester, une ville connue dans le monde entier comme l’endroit où Georges Eastman fonda en 1881 l’entreprise Kodak, devenue au 20ème siècle la...
En 2018, je me suis rendue à Rochester, une ville connue dans le monde entier comme l’endroit où Georges Eastman fonda en 1881 l’entreprise Kodak, devenue au 20ème siècle la plus grande firme dans le domaine de la photographie. Issu d’un milieu modeste et élevé par sa mère, George travailla très jeune pour contribuer à la survie du foyer et réussit à faire quelques économies grâce auxquelles il put mettre au point ses premières inventions (plaque sèche, film celluloïd, appareil Kodak...), réalisant ainsi le « rêve américain ». Devenu riche, mais néanmoins philanthrope, il donna une grande partie de sa fortune à l’université de Rochester et créa entre autres, une école de musique, une école de médecine, des instituts dentaires, un théâtre, transformant peu à peu la ville en empire Kodak . Sa maison, la George Eastman House, abrite aujourd’hui un musée de la photographie et un centre d’archives et de recherche. Suite au tournant numérique et à la faillite de l’entreprise, les usines Kodak ont fermé les unes après les autres à Rochester, comme partout dans le monde, et une grande partie d’entre-elles, dédiées à la production de films et papiers argentiques ont été démolies. J'ai photographié les paysages urbains de Rochester et les alentours des bâtiments Kodak encore debouts (notamment le siège social et une partie des usines de Kodak Park) à l'aide du légendaire film Tri-X, qui reste la pellicule noir et blanc la plus vendue au monde. Mon idée était d'enregistrer le déclin économique de la ville en utilisant un film qui y était produit - comme dans une boucle de rétroaction - mais aussi d'aller beaucoup plus loin dans ce processus, en faisant des tirages qui, dans leur esthétique, suggèreraient un sentiment de « ruine » ou de déchéance. Au départ, j’ai expérimenté différentes méthodes d'altération et procédés chimiques afin de "ruiner " les épreuves afin qu'elles apparaissent comme une sorte de palimpseste enfermant la mémoire d'un lieu, avec des parties de l'image effacées au hasard ou mises en évidence par des traitements chimiques et des accidents plus ou moins contrôlés. Mais en scannant les négatifs en vue de réaliser des planches contacts, un bug s’est produit, introduisant de façon aléatoire du bruit et des couleurs dans les images, parmi lesquelles les fameux jaunes et rouges de la firme Kodak, comme si le film faisait une réaction allergique au traitement numérique en vomissant son ADN (les colorants et rayures qui fondent son identité visuelle). Certains de ces voiles colorés me rappelant l’altération des diapositives lorsqu’elles sont exposées à la lumière, je décide alors d’agrandir ces images et de les présenter sous forme de diapositives de la taille d’un écran. Il s'agit donc d'un projet d’ordre métaphotographique, où le film confronté aux technologies numériques documente son propre déclin, et cela d’autant plus que la photographie traditionnelle est avant tout liée à la mémoire, mais aussi au sentiment de perte et de mort.