Chaque personne au cours de sa vie porte des dieux et des anges au-dessus de sa tête qui les accompagnent pour un moment ou pour toute une vie.
Il y a les proches qu’on a connus, qu’on a aimés, les monstres qu’on a croisés, les éducateurs qui vous ont formaté mais il y a aussi ceux, plus libres, dont le travail vous a éclairé par voie visuelle, écrite ou musicale.
Parmi les quelques anges avec qui je suis heureux de me réveiller tous les matins, il y a Pierre Molinier.
Après de très longues années d’attente, après avoir acquis et compulsé tous les livres existants à son sujet, un jour sacré, la vente aux enchères de la collection de sa fille a eu lieu. Situation sacrilège car toute cette œuvre unie allait être éparpillée au lieu de se retrouver dans un musée Pierre Molinier à Bordeaux. Honte au maire de Bordeaux et au ministère de la culture ! Et gloire à tous les chanceux admirateurs du faune magicien qui ont pu mettre la main sur ses rares œuvres. A la fin des enchères, au cours d’un acte irréfléchi, mon doigt s’est levé avant que mon cerveau ne le lui interdise faute d’argent. Comme flottant sur un nuage, j’ai pu devenir l’hôte surexcité d’une photo dont j’ai tant rêvé.
Maintenant cet ange qui était dans ma tête s’est matérialisé entre mes mains. Cette photo adoptée le sera pour la vie, courte vie. Les objets ont une vie. Ils vivent. Ils parlent. Je le sais. Molinier aussi. Et certainement mieux que moi. C’est pour ça qu’il était fétichiste. Et dans le sens le plus noble du terme. Ses photos ont une âme, unique. Comme les bas, les bottines, les masques, le tabouret et le paravent qui l’obsédaient tant. Ses manies, ses obsessions sont tellement assumées qu’elles en deviennent exceptionnellement transmissibles et universelles. Se masquer, se travestir, se dissocier de toute identité sexuelle formatée, démultiplier ses jambes à l’infini, s’entraîner pour arriver à se sucer soi-même, faire des photomontages pour réussir à s’auto-enculer, nourrir de son propre sperme son chaton avide de petit lait, en parler et le montrer ouvertement à tout le monde… Plus surréaliste dans son existence que tous les surréalistes qu’il a pu côtoyer et qui avaient comme peur de lui malgré son affabilité ultime. Son bonheur était peut-être désespéré pour certains, pour d’autres dont je fais partie, il est l’expression d’une force de vie exemplaire.
Pour lui, l’existence ou la non-existence, l’identité et la société ne sont qu’illusion. Seule la pulsion sexuelle existe et celle-ci n’a pas besoin de s’ankyloser du moindre filtre car elle est unique et toute puissante.
C’est un des rares exemples que je connaisse d’un homme tellement joyeux qu’il a réussi à faire de son suicide un acte ludique, en annonçant la date comme un rendez-vous avec lui-même, la vie, la mort, la naissance, la jouissance. Tout en un. Et les images en plus.
GASPAR NOÉ
Scénographie : Camille Morin