La galerie Christophe Gaillard est heureuse de présenter pour cette rentrée une exposition personnelle d’Isabelle Le Minh, la troisième depuis le début de sa collaboration avec l’artiste en 2009.
Depuis maintenant plus d’une dizaine d’années Isabelle Le Minh interroge la nature de l’image, ses objets, ses usages, ses fondements théoriques, ses mythes fondateurs et son histoire. Le développement de la photographie numérique et l’obsolescence présumée du film ont suscité d’autres questionnements sur l’essence même de la photographie.
À travers un travail protéiforme et polysémique, Isabelle Le Minh sonde, non sans humour, les champs les plus divers de la photographie : objets, usages, techniques, histoire et fondements théoriques. Ayant recours à la citation ou au détournement, ses œuvres jouent avec les mots, les signes et les codes culturels, dans une veine résolument conceptuelle. Hommages et références aux artistes et théoriciens de l’art, aux procédés chimiques, au matériel de prise de vue et aux nouveaux supports technologiques sont autant de jalons qui rythment cette exploration photographique.
L’exposition ouvre un ensemble dont le titre, After photography, fait référence aux pratiques post-modernes de la citation telles qu’elles ont été développées dans les années 1980 par des artistes pour la plupart américains ainsi qu’au florilège d’expositions et de publications récentes, laissant justement entendre que nous serions entrés dans l’ère d’un après de la photographie.
Dans le front space sont exposées les séries par lesquelles Isabelle Le Minh s’approprie le travail de grands photographes pour questionner le medium et ses fantômes : Série trop tôt, trop tard, After Henri Cartier-Bresson (2007), A Copy of The liar, the copy of the liar, After Francis Alÿs & WikiHow (2011), Darkroomscapes, after Hiroshi Sugimoto (2012), Lointain si proche, After Alighiero e Boetti (Camera Body, Made in China, 2012), Objektiv, After Bernd & Hilla Becher (2015).
Dans l’espace principal de la galerie est présenté un ensemble d’œuvres inédit. Life Time, after Robert Heinecken (2019) reprend le principe de la série Are You Rea initiée dans les années 1960 par l’artiste américain Robert Heinecken, en le revisitant. Aux pages de magazines se sont substituées celles de la légendaire encyclopédie Time-Life pour la photographie. Les pages choisies nous donnent quelques clés par leurs titres : Faire, et non point prendre une photo ; Les techniques fondamentales de l’éclairage ; Techniques anciennes, épreuves d’avant-garde. Mais ici, le photogramme est numérique. Il résulte d’un scan imprimé en jet d’encre sur du papier photographique, ensuite insolé puis développé complètement ou partiellement, comme un chimigramme. Le processus est expérimental et met en jeu à la fois l’argentique et le numérique sur un seul et même support. Le titre – qui inverse celui de Time-Life – souligne le temps écoulé entre la fin des années 1960 et notre époque.
Avec Silver, after Alfred Ehrhardt (2019), Isabelle Le Minh met en avant l’approche à la fois artistique et scientifique du photographe allemand ainsi que l’influence exercée sur son travail par les enseignements du Bauhaus. L’œuvre se compose d’une reproduction sur verre d’un négatif d’une photographie d’Alfred Ehrhardt représentant de l’argent natif, l’image étant imprimée sur un plexiglas et le fond du cadre recouvert de feuilles d’argent.
Sous la verrière, l’artiste a choisi de faire dialoguer plusieurs séries contemporaines, dont trois ont été conçues après un séjour en 2018 aux Etats-Unis dans la ville de Rochester, où George Eastman fonda la célèbre entreprise Kodak. Elle renouvelle son approche du medium et ouvre de nouveaux champs d’investigation.
Délibérément absurde, le dispositif Vie de formes de vie, forme de vies des formes (2019) confronte deux conceptions différentes de l’art, celle décrite par Henri Faucillon dans Vie des formes et celle proposée par Nicolas Bourriaud dans son livre Formes de vie. Ces deux textes, dont on ne peut lire ici que le début, s’articulent dans la torsion d’une bande de papier qui reprend celle, infinie, d’un ruban de Moebius dont le recto est imprimé sur papier argent et le verso en négatif.
La série d’impressions sur soie Traumachrome (2019) se donne quant à elle comme un projet d’ordre métaphorique. Sur la pellicule légendaire du film noir et blanc Tri-X produit à Rochester par l’entreprise Kodak, l’artiste a enregistré les paysages urbains et le déclin économique de la firme. Mais au moment de scanner les négatifs, un accident a abimé les images : la machine y a introduit de façon aléatoire du bruit et des couleurs, les fameux jaunes et rouges de la marque. Certains de ces voiles colorés lui rappelant l’aspect des diapositives exposées à la lumière, l’artiste décida alors d’agrandir les images et de les présenter sous forme de diapositives de la taille d’un écran. Altérés dans le processus même de leur création, confrontant le film aux technologies numériques, les Traumachromes documentent un lieu emblématique de l’histoire de la photographie et contiennent toute la mémoire du medium.
Dans la lignée de son travail autour de Kodak et de son inventeur, Isabelle Le Minh a également imaginé une série combinant deux procédés d’enregistrement primitifs, constituée de plaques de cuivre polies et recouvertes d’une fine couche d’argent selon la technique de la daguerréotypie, qu’elle a ensuite perforées à la façon d’un rouleau de piano mécanique. Elle s’inspire ici de l’une des multiples passions de George Eastman, grand amateur de piano mécanique, qui possédait quantité de ces rouleaux (exposés aujourd’hui dans sa maison à Rochester). Inventés à la fin du XIXème siècle, ces supports ont étés les premiers à être produits de façon industrielle pour permettre une diffusion rapide et facile de la musique. Ils sont les ancêtres des fichiers numériques MIDI. Si les perforations sont des signaux de nature analogique, il nous est cependant impossible de reconstruire une quelconque bribe de mélodie à partir de ces informations visuelles. Contrairement aux daguerréotypes – ces « miroirs qui se souviennent » –, ces pièces nous confrontent à l’oubli et à l’inexorable perte de compréhension des données produites par les technologies d’enregistrement qui deviennent très rapidement obsolètes.
En un ultime détournement, Isabelle Le Minh a enfin placé au centre de la galerie un piano mécanique, autre référence ludique à l’orgue mécanique Aeolian qui se trouvait dans la maison de George Eastman. Les notes de musique qui s’en échappent sont celles de la bande originale du film A place in the sun (qui raconte l’histoire d’un autre George Eastman !), composée par Franz Waxman et retranscrite par l’artiste pour piano seul sur un fichier MIDI.
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Dans les années 1990, Isabelle Le Minh quitte son emploi d’ingénieur-brevets à Berlin et se consacre à la photographie. Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles, elle enseigne aujourd’hui à la Haute école des arts du Rhin de Strasbourg. Lauréate du prix Révélation livre d’artiste de l’ADAGP en 2016 et résidente de la Villa Kujoyama en 2019, elle a exposé notamment au Mois de la photo à Montréal, aux Rencontres d’Arles, à Paris Photo, au Centre photographique d’île de France, à La Maison Rouge, au FRAC Normandie Rouen, au Musée des beaux arts de Mulhouse, au MOCAK à Cracovie et au Goethe Institute à Paris.
Son travail est présent dans de nombreuses collections publiques et privées dont celles du Fonds National d’Art Contemporain, du Frac Normandie Rouen, du Frac Grand Large – Hauts de France, de Neuflize OBC en France, la collection d’Andra Spallart à Vienne, de la DZ Bank à Francfort, du 21c Museum à Louisville et de Dorfman Projects à New York.