(** phrase extraite du livre Si c'est un homme de Primo Levi)
Déportée dans trois camps de concentration à l’âge de 10 ans, Ceija Stojka, initie son entreprise de témoignage 40 ans après les faits, par l’écriture d’abord, puis par la peinture qu’elle développe en autodidacte. D’autant plus signifiante est l’œuvre, qu’elle advient dans un contexte de reconnaissance tardive du Samudaripen, le génocide rom, au sein d’une communauté qui scotomise volontiers la mort [2]. Cet acte créatif rétrospectif pose la question d’une « intervalle de latence »[3] à combler avant l’expression plastique. La peinture se fait « après-coup », au sens où Freud entend par ce terme le fait qu’un évènement traumatique ne dévoile sa signification pour un sujet que dans un contexte historique postérieur. C’est dire que cette parole est « parole sur fond de silence »[4], accumulée dans l’attente pour jaillir franchement sur le papier ou la toile. Le temps qui passe n’est dès lors pas un temps linéaire et continu, mais un enchevêtrement de faits et d’images en allers et venues qui réactive l’impression dans une pâte expressionniste [5]. En résulte une poésie du retour et du one shot : créer après et vite. Cette distorsion de la durée se retrouve dans l’ensemble de l’œuvre, distinct en deux groupes stylistiques : les œuvres « claires » (gouaches ou acryliques sur toile ou carton) et les œuvres « sombres » (encres sur papier). Pour les premières, la peinture est directement sortie du tube et grattée à la hampe du pinceau, dans une générosité de la matière tendant au sculptural, tantôt taillée au couteau dans des gestes enlevés, tantôt minutieusement déposée. Touche et temps sont ici d’une même facture, autrement dit lents ou rapides. Car la force du trait et la délicatesse plastique ne sont pas antipodiques dans la l’acte pictural de Ceija Stojka. Totalement recouverte, la toile est un all-over, sans tracé préalable, qui traduit une urgence expressive de la vision, l’impératif du témoignage dans la création. Cet horror vacui provoque une pure visualité, attestant de la sincérité de la pratique. Sans préparation ni glacis, le traitement ne s’embarrasse d’aucun réalisme et se rapproche a contrario d’une forme d’abstraction hors-du-temps dans la synthèse et l’aspectivité des figures. Davantage encore, les œuvres sur papier transcrivent la nécessité de l’expression. Avec une grande économie de moyens, dans un trait graphique et géométrique effectué au feutre qu’on sent parfois crissant, les scènes des camps d’Auschwitz-Birkenau, Ravensbrück et Bergen-Belsen sont annotées de commentaires et de souvenirs où le passé est éclairé du présent. Au sein de la « frange d’images »[6] convoquées par Ceija Stojka, se mêlent celles de l’enfance d’avant la déportation, celles des camps ou celles d’une vie plus récente créant, de fait, un corpus marqué par l’anachronisme [7]. Mais l’art ne cannibalise pas le document. Autrement dit, la vision ana- et hyper-mnésique n’entre pas en contradiction avec la grande créativité à l’œuvre dans un témoignage marqué à la fois de vérisme et d’un enthousiasme palingénétique : sable, paillettes, audace de la composition sont employés pour traiter de scènes où se conjuguent le regard de l’adulte et celui de l’enfant.
Texte écrit par Elora Weill-Engerer.
[2] Voir Patrick WILLIAMS, « Nous, on n’en parle pas » - Les vivants et les morts chez les Manouches, ed. de la Maison des sciences de l’homme, 2017.
[3] Carmelina IMBROSCIO, « Post-mémoire et identité. Les représentations du traumatisme par la “mise en scène” des objets », Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011.
[4] Maurice BLANCHOT in L’Entretien infini, ed. Gallimard, 1969, p.44.
[5] C’est la définition par Paul Klee de l’expressionnisme qu’il oppose à l’impressionnisme : « Dans l’expressionnisme, il peut s’écouler des années entre réception et restitution productive, des fragments d’impressions diverses peuvent être redonnés dans une combinaison nouvelle, ou bien encore des impressions anciennes réactivées après des années de latence par des impressions plus récentes », in Théorie de l’art moderne, folio/essais, éd. Denoël, 1998.
[6] Expression de Henri BERGSON qui apparait dans Matière et mémoire, ed. PUF, 2012.
[7] Dans les récits du génocide dominent « discontinuité, fragmentation, refus de la chronologie, désarticulation des séquences temporelles, flux de conscience en marge du récit ou multiplication des voix narratives », in Anny Dayan ROSENMAN, Les Alphabets de la Shoah - Survivre, témoigner, écrire, Paris, CNRS, reed. 2013, p.179-180.