L’œuvre de Michel Journiac (1935-1995, Paris) est une tentative d’approche du corps. Le corps est la question et le matériau même de son travail. Ses peintures, ses sculptures, ses photographies, ses actions et l’ensemble des manifestations qu’il invente depuis la fin des années 1960 interrogent la place de l’individu dans la société et les mécanismes qui le conditionnent. Ses œuvres révèlent et défendent celle du corps intime, du corps individuel en rapport avec le corps collectif et social.
Dès 1969, lorsqu’il présente Messe pour un corps à la galerie Daniel Templon à Paris, Michel Journiac se distingue comme l’un des représentants majeurs de l’art corporel et sociologique en France. Vêtu de son ancienne robe de séminariste, il célèbre l’office de la messe entre les murs de la galerie et invite le public à communier en consommant des morceaux de boudin fabriqué à partir de son sang. Il en délivre la recette et dispose dans la galerie des autels portatifs contenant les objets nécessaires à la célébration de la messe (calice, hostie et pierre d’autel où son sang tient lieu de relique) pour que chacun puisse renouveler à souhait le sacrifice.
Aussi mémorable que subversive, cette action résume la portée des recherches comme de la méthode de Michel Journiac : par l’appropriation, par le détournement et par la théâtralisation de gestes, d’objets et de pratiques sociales conventionnelles – de rites, il perturbe notre rapport au réel. Il nous incite à l’introspection et à la mise à distance critique de nos imaginaires et de notre vie en communauté. Offrant son propre corps, son propre sang aux personnes présentes dans la galerie, l’artiste rend manifeste le rapport qu’il entretient avec son public. Il déjoue les codes du milieu de l’art et remet en question le rôle qu’il peut tenir dans la société. Surtout, il redistribue et renouvelle les liens entre les êtres présents au moment de l’action. Le boudin de sang humain, ingéré et partagé par les communiants, est ainsi un vecteur d’échange et de rencontre comme, plus tard, le sang sera fluide de circulation entre les corps et trace d’approche de l’autre.
Michel Journiac crée plusieurs séries de Rituels. Ils sont chaque fois une manière d’appréhender la rencontre incertaine entre soi et l’autre, chacun étant piégé dans son identité sociale, religieuse ou sexuelle. Déplacée du domaine religieux au domaine artistique, la gestuelle liturgique de La Messe pour un corps rappelle la nécessité des rites pour entretenir le lien social. Rituel de la messe, rituel du deuil, rituel du repas, rituel politique des élections et du référendum, rituels économiques, rituels féminins et masculins du maquillage et de l’habillement, rituels du désir… « Le rituel est ce qui caractérise toute activité sociale1 » répète Michel Journiac qui en invente de nouveaux pour se ressaisir du corps, le libérer .
« Le corps, c’est ce qui surgit et qui nous pose en permanence la question que l’on ne peut pas détruire. Les idées peuvent évoluer, se transformer, on peut utiliser tous les sophismes possibles et imaginables pour s’en tirer, mais devant quelqu’un que l’on désire ou devant la mort, le cadavre, les idéologies, craquent. C’est là que la création a son rôle à jouer en assumant cette tentative d’approche du corps2 (…). »
Dès ses premières œuvres, Michel Journiac invente une sémiologie, un alphabet3 du corps. Il accorde une importance particulière à la main, même aux mains, au pluriel plutôt qu’au singulier, car elles figurent d’abord chez Journiac un appel, un contact, une rencontre. Premiers signes de l’expression humaine apparus sur les parois des grottes pariétales, elles sont la marque d’une présence et signifient le premier mouvement de la communication, le premier geste vers l’autre. De nombreux historiens ont décrit et analysé leurs représentations depuis les origines de la création. Dotées d’une grande puissance suggestive, les mains traduisent l’expression des sentiments et de la pensée, jusqu’à symboliser la relation de l’homme au divin. André Chastel a par exemple étudié, depuis l’Antiquité, l’importance iconographique de la prière, la jonction des mains, comme geste symbolique initial (on le retrouve régulièrement chez Journiac) et montré combien le fait d’isoler les mains permettait d’en faire « un objet signifiant considérable », « une formidable métonymie visuelle », parce qu’il y a « comme une tendance du signe à se concentrer sur lui-même4 ».
Michel Journiac a retenu la leçon de cette tradition picturale : les mains sont mises en valeur dans la plupart de ses œuvres et sont le sujet principal de ses Rituels. Qu’il s’agisse des siennes ou de celles des acteurs de ses performances, il choisit de les mettre en scène de façon séquencée et de les photographier en gros plans, en noir et blanc, avec ce souci extrême de l’efficacité de l’image qui le caractérise. Le cadrage resserré lui sert ainsi à isoler les mains et à les individualiser, presque à les personnifier. Quant à la bichromie, elle renforce les jeux de contrastes et souligne l’expressivité des corps tout en les rendant anonymes et universels. Journiac reprend à son compte les codes et l’iconographie religieuse qu’il a étudiée et qu’il connaît. Il décline dans ses actions photographiques une gestuelle empruntée à la liturgie catholique qu’il mêle aux gestes les plus simples du quotidien. Mains qui se joignent ou s’entrelacent, index pointé, poings qui se ferment, mains qui se serrent… Du représenté au vécu, il élabore un répertoire de signes et invente un langage non verbal – comme une nouvelle langue des signes –, qu’il veut dégagé des pièges de la religion et de la société pour dire et approcher l’intime autant que le sacré.
Pour Rituel du sang (1976), Michel Journiac présente une suite de photographies de Stigmates (tête, pieds, mains) ainsi qu’un ensemble de vues en plans serrés de poignées de mains qu’il intitule Préalable d’approche et Proposition de rencontre5. En préalable à l’enquête du corps vient donc la question de l’identité, incarnée par les Stigmates, fragments de corps bandés et ensanglantés. Dans une attitude explicitement christique, tel Jésus montrant les cinq plaies de sa crucifixion (comparaison renforcée par le transfert de la photo sur la trame agrandie de la toile en réminiscence du Saint Suaire), l’artiste expose son corps et prouve sa présence et son identité. Suit le temps de la « rencontre », qu’il symbolise par le geste social d’une poignée de mains : récit chorégraphié de la rencontre entre l’homme et la femme (reconnaissable à son vernis à ongles), du moment originel de l’humanité ou de la simple expression du désir amoureux.
Avec Rituel pour un mort (1976), l’approche de l’autre – ici c’est la mort – se fait par une action rituelle dont il a préalablement écrit le protocole, son constat photographique et sa présentation dans un coffret reliquaire. En souvenir de son ami Joël Delouche mort accidentellement en 1975, Journiac effectue dans un cimetière parisien une succession de gestes devant trois témoins et un photographe. Il retire ses gants, se fait une prise de sang, le répand sur un morceau de pain qu’il enterre (souvenir de la messe), écrase une cigarette sur son bras (comme marquage ou stigmate) puis vernit ses ongles de noir et trace enfin une croix sur une pierre avec un bâton de rouge à lèvres. Les photographies des différentes étapes du rituel sont ensuite disposées dans le coffret qui comporte un double fond secret avec des cailloux imprégnés du sang de l’artiste. Le couvercle du coffret est surmonté du squelette d’une main portant un gant acrylisé à la peinture blanche ainsi qu’un anneau d’or, en marque d’alliance. C’est encore la main, sa relique, qui sert d’auxiliaire entre l’homme en vie et son ami mort, entre l’homme et le sacré, entre l’intime et l’universel.
Prolongement du corps et de l’esprit, le motif des mains permet de rendre compte de toute une panoplie de gestes ordinaires ou techniques comme de gestes expressifs qui accompagnent ou remplacent le langage. Michel Journiac recense ainsi dans ses actions photographiques un catalogue d’expressions et d’attitudes tantôt masculines, tantôt féminines, notamment lorsqu’il se travestit comme dans 24 heures dans la vie d’une femme ordinaire (1974) ou L’inceste (1975). On remarque cette rhétorique gestuelle dans le jeu éloquent de ses mains, qu’il souligne souvent par le port de gants blancs.
Les mains ne sont pas seulement photographiées dans les œuvres de Michel Journiac, elles apparaissent aussi sous la forme d’objets : fragments de squelettes présentés comme des sculptures, bijoux (des anneaux), vêtements (des gants) qui peuvent circuler… de mains en mains. Certains de ces objets sont d’ailleurs souvent directement envoyés par Journiac à ses ami(e)s, à ses amant(e)s, à des critiques (comme celle dédicacée à Georges Raillard en 1979, présentée dans l’exposition), à d’autres artistes ou poètes. Ces passages d’objets, autres rituels, sont le mouvement même de l’œuvre de Michel Journiac. Il faudrait compiler les envois postaux et relire l’ensemble des phrases de dédicaces écrites par l’artiste au dos de ses toiles et de ses photographies pour saisir la portée de son art, toujours adressé, par essence tourné vers l’autre, ce qu’il nomme cet
« incertain sacré, qui n’est peut-être que l’altérité6 ».
- Armance Léger -
1 Michel Journiac, « L’objet du corps et le corps de l’objet», Écrits, Paris, Beaux-Arts éditions, 2013, p. 114.
2 Michel Journiac, Écrits, op. cit., p. 157.
3 C’est le titre d’une série importante de ses peintures : Alphabet du corps (1965).
4 André Chastel, « L’art du geste à la Renaissance» in Revue de l’art, n°75, 1987, pp. 9-16.
5 Journiac présente le Rituel du sang en deux étapes, à Paris puis à Milan en mars 1976.
6 Michel Journiac, Écrits, op. cit., p. 154.