L’exposition « Eugène Gabritschevsky, Le théâtre des mutations » ouvre, à la galerie Christophe Gaillard, le cycle d’expositions personnelles d’artistes défendus par Daniel Cordier, après une première présentation collective d’œuvres choisies dans le fonds de la collection Cordier, acquis au printemps 2022 par la galerie. Réunissant une cinquantaine d’œuvres sur papier du début des années 1940 aux années 1960, elle nous plonge dans l’univers prolifique de cet artiste au parcours aussi exceptionnel que singulier.
Né à Moscou en décembre 1893, Eugène Gabritschevsky passe son enfance en Russie. D’une famille issue de la haute aristocratie moscovite, il reçoit une éducation érudite et connaît une carrière fulgurante en tant que biologiste avant de sombrer dans la folie. Son père, bactériologiste, l’initie à la science. Gabritschevsky devient rapidement spécialiste des questions d’hérédité et travaille aux États-Unis puis à Paris, à l’Institut Pasteur. À ses heures perdues, conjointement à son activité scientifique, le jeune homme peint une œuvre d’inspiration expressionniste.
Initié au théâtre par ses parents dès son plus jeune âge, il découvre les Ballets Russes créés par Serge de Diaghilev dans les années 1910 au Théâtre Mariinsky de Moscou. De cette expérience fondatrice naît tout un répertoire théâtral que l’on retrouve dans ses œuvres par la déclinaison de motifs de rideaux, de rassemblements de foules ou encore de décors scéniques en plusieurs plans.
À partir de 1929, il est interné à l’hôpital psychiatrique à Haar, dans la région de Munich, en raison de ses troubles schizophrènes et il est contraint d’arrêter ses recherches sur la génétique. L’histoire du scientifique s’arrête à cette date, alors que commence sa vie de peintre isolé et tourmenté par la maladie. Au cours des cinquante années qu’il passe à l’hôpital, Eugène Gabritschevsky invente un univers secret et visionnaire, rapidement admiré par les artistes, parmi lesquels d’abord Jean Dubuffet, créateur et défenseur de la notion d’Art Brut ou encore Max Ernst ainsi que les collectionneurs et les galeristes, dont Alphonse Chave qui acquiert auprès de la famille près de cinq mille œuvres pour sa galerie de Vence et en cède plus de six cents à Daniel Cordier.
« [J’ai découvert Gabritschevsky] en 1959 dans les collections de l’Art Brut », raconte Daniel Cordier en 1964, à l’occasion de l’exposition rétrospective qu’il organise lors de la clôture de sa galerie en 1964, « 8 ans d’agitation». « Œuvre magistrale, puisque son auteur a été interné durant trente ans, et cependant celle d’un artiste qui ne doit pas à son aliénation les qualités qu’il révèle. Dans les quatre mille gouaches qu’il a laissées, il rejoint par la variété des thèmes l’œuvre de Klee dont il est en quelque sorte l’homologue pathologique.
Sa représentation oscille entre une réalité minutieusement rendue (fleurs, oiseaux, poissons), des surfaces ornementées que l’on pourrait qualifier d’abstraites, et une troisième direction purement imaginaire (visages hallucinés, foules compactes, paysages et scènes fantastiques). Ce répertoire divers plonge le spectateur au centre de délires dont la transcription et l’échange sont la difficulté et le sel de la peinture. Malgré la rapidité de l’exécution et la pauvreté des moyens, la poésie est partout grâce à la pluralité des intentions qui renouvellent indéfiniment les thèmes[1]. »
Jusqu’à sa mort à Haar en 1979, Eugène Gabritschevsky continue de mêler la science et l’art et expérimente de nombreuses techniques dans ses œuvres sur papier qu’il développe par séries et qu’il nomme ses « fantaisies » (paysages, variations végétales, galeries de personnages, bestiaire réaliste ou fantastique, scènes de théâtre, nocturnes, recherches monochromes, villes aux architectures démesurées, foules,...). Il exécute ses dessins sur les supports qu’il trouve dans son environnement quotidien (papiers journaux, pages de calendriers ou de magazines, notes administratives…) et joue de l’aquarelle, de la gouache, du crayon ou de l’encre, multipliant les procédés (coulures, taches, pliages, tamponnages, grattages, empreintes de chiffons, éclaboussures à l’aide d’une brosse à dents…) pour révéler au hasard de ses trouvailles les phénomènes d’hybridations et de mutations des formes. L’artiste leur confère des attributs anthropomorphiques ou entomologiques, avec une précision qui évoque aussi les recherches qu’il a menées en laboratoire, avant son internement. Il recrée ainsi un monde mystérieux et souvent grotesque, peuplé de créatures étranges et fantomatiques.
Ses œuvres sont aujourd’hui conservées au Musée National d’Art Moderne - Centre Georges Pompidou, au Musée d'Art Moderne de Paris, aux Abattoirs de Toulouse (FR), à l’Abbaye de Beaulieu C.N.M.H.F., dans la collection de l'Art Brut de Lausanne et celle de l’American Folk Art Museum à New York, ainsi que dans plusieurs collections particulières dont la Collection abcd - Bruno Decharme ou encore celle d’Antoine de Galbert.
[1] Paris, Ed. Galerie Daniel Cordier, 1964.