Depuis ses premiers travaux au début des années 2000, Isabelle Le Minh élabore un corpus d’œuvres à l’aune des perspectives nouvelles induites par le déclin de la photographie analogique et le passage à l’ère numérique. Ou devrions-nous dire plutôt digitale ? L’anglicisme, doublé d’un faux-ami, remet le doigt (l’index ?) et, par synecdoque, la main au centre d’une pratique dont, justement, la part artisanale, manuelle, est supposée avoir disparu.
L’exposition reprend le fil des travaux d’Isabelle Le Minh avec une pièce de sa série emblématique Digitométries (2015) – également présentée actuellement dans l’exposition « Épreuves de la matière » à la BnF. S’étant longtemps intéressée à la persistance, dans notre culture visuelle, des œuvres-jalons de l’histoire de la photographie, Le Minh explore depuis quelques années un autre aspect du legs du médium : la mémoire de son passé industriel. Ne nous en déplaise, le fameux slogan de Kodak « You press the button, we do the rest » ne peut tout à fait occulter les immenses ressources techniques et humaines mobilisées en amont et en coulisse de la pratique du photographe : la recherche et développement, la conception des prototypes, la fabrication et la commercialisation des appareils photo, soit le labeur de toutes celles et tous ceux impliqués dans le processus : scientifiques, ingénieurs, dirigeants, ouvrières et ouvriers ; cerveaux et petites mains exécutant de concert la partition complexe de l’histoire technologique de la photographie.
En 2019, Le Minh a consacré une série, Traumachromes,à la ville de Rochester, dont George Eastman fit le berceau de Kodak. Ses vues urbaines, réalisées à l’aide du légendaire film Tri-X, donnent à voir une ville éteinte suite à l’abandon progressif de l’industrie de la photographie argentique. Au-delà des bâtiments désaffectés et des artères désertées, on devine encore une foisonnante vie citadine – foules d’hommes et de femmes entrant et sortant des usines, dont la réminiscence vient hanter les images par le biais de strates de couleur et de stries irrégulières. Celles-ci, occasionnées en réalité par un dysfonctionnement survenu lors de la numérisation des négatifs, semblent être l’œuvre d’un fantôme vengeur ou facétieux.
L’histoire industrielle de la photographie ne s’est pourtant pas écrite qu’à Rochester. Quelques décennies plus tôt, en pleine guerre froide, s’était joué un duel économique entre la RDA et le Japon qui déjà avait conduit à une rupture et, in fine, une chute. Derrière le rideau de fer – à Dresde précisément, où furent inventés le pentaprisme et la visée réflex –, l’entreprise Pentacon, issue du regroupement de plusieurs marques allemandes en 1945, développait des appareils photographiques dont le Praktica reste le plus iconique. En dépit de ses efforts, ce fleuron de l’industrie est-allemande rata pourtant le coche de l’électronique et fut supplanté dans les années 1970 par ses concurrents nippons, qui firent de l’introduction des microcircuits dans la composition de leurs mécanismes la clef de leur nouvelle domination. Gardiens du glorieux passé de Pentacon, le musée des Techniques de Dresde abrite aujourd’hui une vaste collection d’appareils, de prototypes et de documents techniques, mais aussi de matériel électronique, ainsi que de témoignages de la vie interne et de l’activité promotionnelle de la firme. Deux ans durant, Le Minh en a fait son terrain de recherche et d’expérimentation ; à partir de ce fonds protéiforme, elle a conçu des objets qui franchissent largement le seuil du photographique et osent l’hybridation de l’image fixe et de la mécanique, du proto-cinéma (mutoscopes) et du son. Dans des compositions quasi-sculpturales qui se déplient majestueusement au mur, elle opère des rapprochements formels entre des schémas d’assemblage et la topographie de wafers, ces disques en silicium destinés à la gravure des circuits intégrés, dont elle exalte l’abstraction poétique (Feedbackloop). Une installation prend la forme d’une énigmatique glyptothèque peuplée d’appareils passés au scanner 3D et reproduits en plâtre (Stase) : une nouvelle foule de fantômes qui, depuis leurs étagères muséales, dardent vers nous leurs objectifs aveugles.
Deux œuvres complètent ce nouveau volet du travail de Le Minh et renvoient un écho musical au titre de l’exposition. Routine, réalisé au moyen d’artefacts de carton perforé pour orgues de Barbarie, évoque les premiers papiers pour instruments mécaniques, préfigurateurs du langage binaire informatique. Ces supports muets mais porteurs d’une musique « en négatif » sont comme le pendant sonore du papier photographique recelant l’image latente – en même temps qu'ils résonnent avec Les Miroirs qui se souviennent, une œuvre réalisée par Le Minh en 2019, inspirée des rouleaux pour pianola collectionnés par George Eastman. Bequemlichkeitsgrad (Degré de confort) propose une variation sur le motif de la partition musicale et du clavier, sur lequel les mains d’une interprète semblent exécuter ici une subtile étude ergonomique.
Ces ensembles d’objets multiplient les allers-retours temporels et les ramifications esthétiques : ils font se croiser l’artiste d’avant-garde László Moholy-Nagy et des modèles posant pour des publicités ; transforment des cadres d’entreprise en hypothétiques héros de films d’espionnage (Rideau) ; font entendre la bande-son cliquetante et trépidante du travail en usine, tout en rejouant les rituels absurdes des cérémonies ponctuant la vie sociale des employés (Raw Loop) ; déconstruisent des mécanismes sophistiqués pour en souligner le génie (Planning). Toutes ces œuvres sont à l’image des fantasmes et des inventions qui fondent l’histoire de la photographie – une histoire technique qui, loin d’être hermétique, s’avère pour Le Minh une inépuisable source d’étonnements et de remises en jeu.
Texte écrit par Sonia Voss, pour l'exposition " Postlude " d'Isabelle Le Minh la Galerie Christophe Gaillard, Novembre 2023.