Jean-Pierre Duprey: un trésor dévoilé de la collection Daniel Cordier.

31 Août - 21 Septembre 2024 Paris / Front space

Pour une fois, c’est le pouls de l’espèce humaine qu’il s’agit de prendre et comment le pourrait-on mieux qu’au contact et par la sollicitation d’une œuvre qui soit à ce jour la plus neuve et la plus inspirée ?
André Breton, Préface à Derrière son Double, Paris, Le Soleil noir, 1950.

En 2022, une quarantaine d’œuvres sur papier de Jean-Pierre Duprey a été redécouverte dans le Fonds de Daniel Cordier acquis par la galerie Christophe Gaillard(1). Jamais exposées, vingt d’entre elles sont aujourd’hui dévoilées ainsi que deux sculptures emblématiques des recherches du « prince des royaumes des Doubles », comme l’avait surnommé André Breton en 1950. Jean-Pierre Duprey, qui s’est suicidé à l’âge de 29 ans, était poète, peintre et sculpteur. Repéré très jeune par André Breton, il est une figure mythique et maudite du Surréalisme, que nous sommes heureux de faire redécouvrir aujourd’hui au public contemporain.

On ne connaît pas précisément le nombre de dessins, de peintures et de sculptures que Jean-Pierre Duprey a réalisés. En salle des ventes, leur nombre est extrêmement limité et seuls quelques collectionneurs passionnés pourraient nous renseigner. Quant à la littérature critique, elle est pour le moins succincte concernant son œuvre plastique. C’est du côté des écrits poétiques qu’il faut chercher pour comprendre la trajectoire de cet artiste rare.

Né en 1930(2) à Rouen dans une famille bourgeoise, Jean-Pierre Duprey vit une enfance difficile, perturbée par la maladie et traumatisée par la violence de la Seconde Guerre mondiale. Souvent alité, il se tient reclus dans un univers onirique et littéraire. À l’adolescence, il recouvre la santé. Il est alors décrit comme un élève turbulent. Il découvre la poésie d’Arthur Rimbaud et décide de « n’être que poète ».
À dix-huit ans, il s’installe à Paris où il vit dans une grande pauvreté. Au début de l’année 1949, il envoie le manuscrit de Derrière son double à André Breton, à la librairie-galerie La Dragonne où se retrouvaient les Surréalistes après la guerre. Breton l’accueille avec enthousiasme et en préface l’édition, il est un fervent soutien de son œuvre avec le groupe des Surréalistes, dont Duprey devient membre l’année suivante.
Duprey s’inscrit dans la lignée des poètes du Grand Jeu tels Daumal, Gilbert-Lecomte ainsi que celle d’Artaud et de Bataille. Ses poèmes sont publiés dans la revue surréaliste Néon puis principalement par les éditions du Soleil noir, maison très marquée par le Surréalisme (plus tard par Christian Bourgois puis Gallimard). Ses recueils sont illustrés par Jacques Hérold, Max Ernst, Jorge Camacho, Matta, Jean-Jacques Lebel ou encore Toyen.

En 1951, Jean-Pierre Duprey décide d’abandonner la poésie pour se consacrer à la sculpture. Il entre en apprentissage dans l’atelier du maître ferronnier René Hanesse. Il réalise rapidement un grand nombre de sculptures en fer forgé et soudé puis crée des reliefs en ciment. Il commence aussi à peindre et à dessiner. Avec sa femme Jacqueline Sénard, il poursuit ses interventions – discrètes – au sein du groupe surréaliste.
En 1954, Jean-Pierre Duprey travaille jour et nuit à la forge. Il s’intéresse à l’œuvre de Julio González et fait la connaissance de César. Sa première exposition de sculptures et de peintures ouvre à Paris à la galerie À L’Etoile scellée, dont la direction artistique est assurée par André Breton.
L’année suivante, Duprey se remet à l’écriture. Il s’associe au mouvement Phases, initié par le poète et critique d’art Édouard Jaguer, proche également de Daniel Cordier. Au printemps 1956, la galerie Furstenberg organise une nouvelle exposition personnelle de ses sculptures. Jean-Pierre Duprey connaît enfin une relative sécurité matérielle. Il loue un grand atelier rue du Maine et il expose, avec Phases, à la galerie Kleber à Paris et au Stedelijk Museum d’Amsterdam (1957). Il participe au Salon de la Jeune sculpture et expose à la galerie Saint-Augustin avec Cardenas, Chavignier, Guino et Hiquily (1958).

En 1959, Jean-Pierre Duprey traverse une grave crise, due à de violentes tensions avec Jacqueline. Hanté par des visions monstrueuses et obsédantes, il est également très perturbé par la guerre d’Algérie. Il revient complètement à la poésie.

Au début du mois de juin 1959, Duprey commet un acte de provocation qui participe encore de sa légende poétique : il urine sur la flamme du Soldat inconnu sous l’Arc de triomphe. Le poète ne semble pas chercher le scandale, comme ses camarades surréalistes : il n’a averti aucun témoin qui eût pu donner à son geste un quelconque retentissement. Duprey est arrêté, passé à tabac, emprisonné puis enfermé dans un hôpital psychiatrique jusqu’à la fin du mois de juillet.

Durant les derniers mois de sa vie, Jean-Pierre Duprey se consacre entièrement à l’écriture de La Fin et la Manière, où s’exprime un désespoir profond. Le 2 octobre, il cachette une grande enveloppe dans laquelle il a glissé son manuscrit, sans commentaire. Après avoir demandé à sa femme de le porter à la poste pour l’adresser à André Breton, il se pend à une poutre de son atelier.

« Jean-Pierre Duprey sculptait des êtres-griffes, les bas-reliefs d’un monde souterrain parcouru de tremblements », écrit Alain Jouffroy à propos de ses sculptures(3) . Inspirée par les recherches surréalistes, proche notamment de celles de Roberto Matta ou de Wifredo Lam, l’œuvre plastique de Jean-Pierre Duprey reste méconnue. L’une des clés d’interprétation est certainement la provenance de cet ensemble quasi inédit d’œuvres sur papier que nous présentons cet été à la galerie : elle relie l’œuvre de Duprey à la généalogie des artistes aimés et soutenus par Daniel Cordier.
La quarantaine de dessins retrouvés semble avoir été sélectionnée en vue d’une exposition organisée avec le concours d’Edouard Jaguer. Si le projet a été avorté et si l’exposition n’a jamais eu lieu à la galerie Cordier, on décèle dans le choix de ces œuvres la cohérence de la collection, tournée vers un monde intérieur, organique et douloureux, et l’œil de celui qui l’a constituée, qui organisa notamment en 1959 l’Exposition internationale du Surréalisme, à laquelle Jean-Pierre Duprey fut associé.
 Une autre clé en est certainement la lecture de sa poésie, à partir de laquelle, comme l’énonce encore l’écrivain Jean-Christophe Bailly, semble « pensable l’éclatement du temps(4) ».

Armance Léger

Cette exposition a été sélectionnée pour la programmation « Paris Surréaliste », conçue par le Comité des Galeries d’Art, le Centre Pompidou et l’Association Atelier André Breton, à l’occasion du centenaire de la parution du premier Manifeste du Surréalisme.

Jean-Pierre Duprey (1930-1959, FR)
Publications majeures : Derrière son Double, Paris, Le Soleil noir, 1950 ; La Fin et la Manière, Paris, Le Soleil noir, 1965 ; La Forêt sacrilège, Paris, Le Soleil noir, 1970.
Expositions personnelles : [Tableaux et sculptures], À L’Etoile scellée, Paris, 1954 ; Jean-Pierre Duprey : Sculptures, Galerie Furstenberg, Paris, 1956 ; Jean-Pierre Duprey, 1930-1959, Galerie Martel-Greiner, Paris, 2007.
Expositions collectives : Phases de l’art contemporain, Galerie Creuze, 1955 ; [Phases] Galerie Kleber, Paris, 1957 ; Phasen, Stedelijk Museum, Amsterdam, 1957 ; Salon de la Jeune sculpture, 1958 ; Cinq jeunes sculpteurs de la nouvelle école de Paris, Galerie Saint-Augustin, Paris, 1958.


(1)   Daniel Cordier (1920-2020) a laissé un héritage exceptionnel : la singularité de son parcours intellectuel et l’immense collection qu’il a constituée au fil des années ont façonné l’histoire de l’art de la seconde moitié du XXe siècle. Après sa mort, la maison Sotheby’s a organisé deux ventes publiques de sa collection puis, en 2022, la galerie Christophe Gaillard a réussi l’ambitieux projet d’acquérir ce qui en subsistait, soit plus de 2000 œuvres.
(2)  Bibliographie établie à partir des Œuvres complètes de J.-P. Duprey (Paris, Poésie/Gallimard, 2015).

(3)  Alain Jouffroy, Lettre rouge, Préface à La Fin et la Manière, Paris, Le Soleil noir, 1965.
(4)   Jean-Pierre Duprey par Jean-Christophe Bailly, Paris, Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1973.