L’œuvre au bleu : c’est sa première série de peintures de grand format, entreprise dans l’atelier de la résidence d’artistes de Lens/Pinault Collection, où elle séjourne avec son partenaire Tirdad Hashemi et où leurs travaux cohabitent et se parlent, parfois se touchent et s’absorbent.
Soufia Erfanian a passé au bleu, un bleu-noir couleur d’encre, ses personnages cernés de blanc et parfois cornés de zones sombres. L’œuvre au bleu : j’aimerais y reconnaître une manière un peu semblable à celle dont Marguerite Yourcenar (une voisine du Nord, l’écrivaine étant originaire de Bruxelles) fit son titre en reprenant, signalait-elle, une formule qui « désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance*. » Nous y voilà. La peinture apparaît comme une façon d’invoquer des personnages lourds et grotesques, épais et grimaçants et de se confronter à leur fabrication commune : le mensonge. Portant fards et
collerette, glabres et joufflus, clownesques, gesticulants, ces personnages semblent se partager ou se disputer une créature bien plus petite en taille, peut-être un·e enfant, enlevé·e à sa vie quotidienne pour partager leur monde bleu-noir sans horizon. Grâce à la formule alchimique —le saignement bleu— ces personnages perdent un peu de leur substance, de leur trop grande présence, de leur compacité gênante et de leur duplicité. Soufia Erfanian, qui a pris congé de sa profession d’ingénieure en mécanique (elle a étudié l’architecture à l’université d’Azad à Mashhad (Iran) et l’ingénieurie mécanique à l’université des sciences appliquées de Francfort (Allemagne)) pour peindre pendant un an, le dit clairement. La série de travaux répondant au titre de Lies that bled blue retourne sur le terrain de l’enfance, des lois coutumières et des violences légales qui, en Iran, marquent, brisent et dénient les liens de parentalité, ré-écrits à l’encre bleue du mensonge. La couleur installe ainsi des situations familiales vécues en silence dans un espace physique et perceptuel séparé et les maintient dans leur statut d’ombre, de songe, de farce peinte sur toile, statut grâce auquel on peut se souvenir, négocier et, peut-être (se) transformer.
Élisabeth Lebovici
* Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au Noir (1968) Paris : Gallimard coll « Folio »., p. 459
Depuis leur rencontre Tirdad Hashemi et Soufia Erfanian conçoivent à la fois leurs projets personnels et, sous forme de séries, un travail conjoint qu’iels co-signent. Comme exercice, comme expérience, comme prolongement ou parallèle graphique à leur existence, ces dessins consignent leur mode de vie, leur lien élargi à des communautés —queer, exilé·e·s—avec lesquelles l’intimité se partage, en regard d’une réalité extérieure, géopolitique, économique, climatique et d’un passé toujours présent, qui constituent leur cadre latent. Les dessins,
construits comme une conversation sur la feuille décadrent la réalité dans une chambre à soi ou plutôt, à elleux.