La scène s’identifie à la surface. Elle est d’une couleur terreuse, brune parfois grisâtre, où sont déposés —ou disposés— les corps enchevêtrés, se heurtant, lovés, en morceaux, disloqués. Qu’ils se lèvent, debout sur leurs pieds, ou qu’ils soient assis ou bien couchés, ces Butchered Bodies –“ corps massacrés“ en français- se détachent, certes. Mais ils ne font également qu’un avec l’environnement bistre qui leur sert de fond. Par-dessus ces corps, comme une émanation ou un rejet, on trouve les parcours sinueux de traits filamenteux : giclées rouges, serpentins vermillon composent, si on veut bien en suivre les tracés, des silhouettes sanguinolentes. Sont-ce des traces de figures non-advenues ? Eviscérées ? Côtoient-elles l’informe, ainsi que le définissait Georges Bataille : « L’informe revient à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat » ? Toute hypothèse est plausible. Verticaux ou horizontaux, les corps semblent être en train de livrer bataille dans ce temps incertain qui rend le passé aussi présent que le présent semble infini. Contre qui ? Je ne sais. D’ailleurs, la question serait plutôt avec qui ? Qui est l’adversaire dont on est proche à se toucher ou dont il faut se débattre et s’écarter de qui menace, viole, mutile, torture, contraint, quitte à envoyer un coup de ciseau bien placé ? Réalisées dans l’atelier de la résidence d’artistes de Lens/Pinault Collection, où iel séjourne avec sa compagne Soufia et où leurs peintures cohabitent et se parlent, s’absorbant parfois l’une l’autre, les œuvres de Tirdad Hashemi surgissent
d’une pratique active où le corps semble s’investir tout entier. Baudelaire : « Un bon tableau (…) doit être produit comme un monde(1). » Ce n’est pas celui de Delacroix et sa Mort de Sardanapale, manifeste ensanglanté d’un Orient totalement imaginé. Ce n’est pas le massacre qu’opère Willem de Kooning avec—c’est-à-dire contre— les Woman (numérotées : I, II, III, IV, V…) grotesquement exagérées, avec des yeux immenses, un sourire menaçant et des membres déformés : chacune de ces « femme » est essentialisée pour l’homme cis, qui la regarde et la peint avec terreur. Toutes ces traditions, néanmoins, interpellent violemment la peinture de Tirdad Hashemi, qui les retourne, en fait ses batailles et met la Peinture d’Histoire, à feu et à sang. Celle-ci doit en effet composer avec des corps clairement indiqués comme non binaires ou trans, portant des cicatrices de mastectomie comme ornement. Ce sont des corps d’aujourd’hui, désidentifiés de ceux que les conventions, figuratives binaires ont l’habitude de présenter. Quel que soit leur genre, ils posent la question, non seulement de ce qui fait corps, mais aussi de ce qui fait leur lien, leur génération, leur vulnérabilité — leur rejet, leur expulsion, leur disparition, qui s’opèrent actuellement(2). Ajoutons-leur ici une sculpture, et une série de dessins commémorant des personnes trans mortes.
Élisabeth Lebovici
(1) Charles Baudelaire, Salon de 1859.
(2) Cf. les mots bannis par l’administration Trump des sites gouvernementaux aux USA.
Depuis leur rencontre Tirdad Hashemi et Soufia Erfanian conçoivent à la fois leurs projets personnels et, sous forme de séries, un travail conjoint qu’iels co-signent. Comme exercice, comme expérience, comme prolongement ou parallèle graphique à leur existence, ces dessins consignent leur mode de vie, leur lien élargi à des communautés —queer, exilé·e·s— avec lesquelles l’intimité se partage, en regard d’une réalité extérieure, géopolitique, économique, climatique et d’un passé toujours présent, qui constituent leur cadre latent. Les dessins, construits comme une conversation sur la feuille décadrent la réalité dans une chambre à soi ou plutôt, à elleux.