Expérimenter à la croisée des disciplines et rappeler au passage le statut privilégié de la photographie dans l’histoire des sciences, tel est l’un des ressorts de cette exposition où dialoguent photographie, neurosciences, mathématiques et intelligence artificielle. À partir de la notion d’espace latent, la photographe Marina Gadonneix (ENSP 2002, lauréate des prix HSBC 2006 et Niépce 2020) et le scientifique en intelligence artificielle Victor Rambaud, également chercheur en sciences cognitives et polytechnicien, explorent les représentations possibles de l’esprit et ouvrent une réflexion stimulante sur le statut de l’image. 

 

L’espace latent, notion centrale en intelligence artificielle, désigne la structure cachée à travers laquelle s’organisent les larges ensembles de données. Marina Gadonneix y a trouvé le lieu idéal d’une interrogation qui met au jour les potentialités de l’image, ses zones d’ombres et les polarités qui la traversent, dans la poursuite de ses réflexions sur la fabrique et l’envers des images, la simulation et l’apparition des phénomènes, qui l’a menée au cœur de laboratoires scientifiques (Phénomènes, 2019 ; Laboratoires/ observatoires, 2023). 

 

La rencontre avec Victor Rambaud s’est naturellement construite sur ce terrain fertile, dans l’héritage des dialogues entre artistes, scientifiques et ingénieurs de la fin des années 1960, comme Experiments in Art and Technology et le Center for Advanced Visual Studies du MIT. Pour le scientifique, fort du constat que l’imaginaire de l’IA reste souvent confiné au registre de la science-fiction et de la dystopie, il s’est agi d’en explorer un aspect inattendu, dans son rapport aux sciences cognitives et à l’esprit. Et par la démultiplication des approches, en restituer une perception plus complète, tout en faisant ressortir sa charge poétique. 

 

Cette volonté d’expérimentation commune est à la mesure du foisonnement et de la complexité du sujet. Si plusieurs figures tutélaires – De Vinci, Bachelard, Musil, Thom, Morin – sont convoquées, grands interdisciplinaires et autres polymathes, c’est pour mieux inviter à saisir les promesses conceptuelles et plastiques de ces espaces abstraits, et plus généralement, la manière dont les représentations scientifiques donnent à comprendre le fonctionnement de l’esprit. 

 

Un atlas iconographique – hommage à l’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg – introduit la thématique de l’exposition et en révèle toute la richesse. D’une salle à l’autre, les images entrent en résonance. Des mythes antiques aux réseaux de neurones, des jeux d’échos éclairent les tentatives de représenter les formes les plus abstraites de la pensée. La topologie, cet « arpentage des brumes » pour le mathématicien de génie qu’a été Grothendieck, prend ici les contours d’une rêverie menant vers les vallées neuronales. Dans l’œuvre Constellation, les mots eux‑mêmes font image par projection dans des espaces latents, ouvrant une surface poétique et expressive où chacun peut déployer ses propres visions de l’esprit. Le parcours scientifique conçu par Victor Rambaud accompagne cette exploration en filigrane et souligne que l’histoire des représentations mentales a toujours indissociablement mêlé le sensible et l’abstrait. 

 

Le point de convergence entre sciences cognitives et réseaux de neurones artificiels s’appuie sur des découvertes récentes inscrites dans la lignée des travaux de O’Keefe et Moser (Prix Nobel, 2014) sur les représentations spatiales dans le cerveau. Il met en évidence un soubassement géométrique commun à travers des « variétés » topologiques telles que le tore, surfaces-formes intrigantes où l’envers et l’endroit se confondent. Pour les appréhender, Marina Gadonneix s’est tournée vers les modèles mathématiques de l’Institut Henri Poincaré, qu’elle a photographiés dans une série qui les présente en pleine lumière, s’écartant formellement des chemins tracés par Man Ray (Mathematical objects, 1934-1936) et Hiroshi Sugimoto (Mathematical Forms, 2004). 

 

À l’instar de ces abstractions tangibles, la photographe s’est intéressée à d’autres objets au statut incertain qui évoquent les représentations de l’esprit, qu’il s’agisse de sculptures d’espaces latents (série Walking down my soul) ou de discrètes ombres portées de ces objets (Contre-forme). Énigmatiques et suggestives, ces photographies dévoilent des reliefs accidentés où des montagnes se dessinent, en plein ou en creux, laissant entrevoir un entre-deux où paysages intérieurs et extérieurs se confondent. Les partis-pris esthétiques créent un jeu spéculaire entre les différentes séries, qui déjoue les oppositions réel/virtuel, matériel/immatériel, vrai/factice, signification/ présence, etc., renforçant l’unité de l’ensemble. 

 

Au fur et à mesure des expositions, les différentes séries de Marina Gadonneix se répondent et prolongent une trame qui dépasse l’intention documentaire. Géométries de l’esprit poursuit un cheminement vers l’abstrait et le fondamental, où les questionnements récurrents de la photographe se trouvent amplifiés, matrixés, par l’attention portée à cette boîte noire qu’est l’esprit. Après Landscapes/Blackout (2011), soustraire le décor et faire surgir les possibles ; à la suite des séries Après l’image (2014-2016) et Phénomènes (2019), évoquer la simulation du réel et la construction des images – mais en se tournant ici vers un réel complexe, scruté jusque dans ses linéaments les plus intimes, où le dispositif (ce dehors de l’image, indispensable à sa monstration) laisse place à la structure (ce dedans de l’image, condition de son intégrité). 

 

Par ce travail d’enquête sur la matrice de nos représentations mentales, l’exposition réussit le tour de force d’une mise en abîme des questionnements sur l’image photographique, où les dualismes classiques vacillent et se fondent. Cette approche acquiert une portée métaphysique, au plus près de la texture du réel autant que celle de l’esprit. Même les mathématiques les plus théoriques peuvent trouver un ancrage dans une géométrie intuitive, et l’algorithme le plus virtuel peut révéler des indices sur la structure de l’esprit. 

 

En évitant à la fois l’écueil d’une théorie totalisante et celui d’une complaisance envers les technosciences, l’exposition trace une voie médiane qui invite au croisement des regards, à l’heure où les disciplines se cloisonnent et où les frontières se ferment. Pour autant, l’approche reste nuancée. L’intelligence artificielle peut tout autant se révéler pierre de folie que boîte de Pandore. Sans oublier que penser l’IA, c’est trouver le lieu d’une introspection pour interroger ce qui nous échappe encore, là où la conscience résiste à l’examen. 

 

Céline Boisserie-Lacroix

 

Céline Boisserie-Lacroix est chercheuse en philosophie et docteure de l’Institut Jean Nicod (EHESS-ENS-CNRS). 

 

Marina Gadonneix (1977) vit et travaille à Paris. Diplômée de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles, Marina Gadonneix obtient de nombreux prix (prix HSBC , Dummy Book Award de la fondation Luma et des Rencontres d’Arles, prix Nièpce, prix Lewis Baltz). Elle est représentée par la Galerie Christophe Gaillard depuis 2017. Son travail a bénéficié d’une présentation en duo avec Lynne Cohen en 2023 au Centre Pompidou et a été exposé dans de nombreuses institutions en Europe et aux États‑Unis, notamment au Fotohof à Salzbourg, au Centre Photographique d’Île de France, à la Kunsthalle de Tübingen ou encore aux Rencontres Photographiques d’Arles et à MOMENTA | Biennale de l’image au Musée de Joliette, Canada. Sa revue de presse comprend le Monde, Libération, Télérama, Artpress, le Journal des arts, Etudes photographiques, Canadian Art,...

 

Ancien élève de l’École Polytechnique (2017), Victor Rambaud a commencé sa carrière au sein d’un grand acteur américain de l’intelligence artificielle. Après plusieurs années dans cette industrie, il s’oriente vers la recherche en sciences cognitives pour débuter une thèse à l’ENS sur le développement de modèles computationnels de l’esprit. C’est à travers une collaboration avec l’artiste Lucien Murat qu’il s’est intéressé au dialogue entre art et intelligence artificielle, en amorçant une réflexion sur la dualité des images générées - d’un côté, leur texture sensible et de l’autre, la structure algorithmique sur laquelle elles reposent.