La Galerie Christophe Gaillard présente cet automne à Paris des œuvres du scénographe et plasticien américain Bob Wilson (1941–2025) : neuf dessins issus de la collection de Daniel Cordier sont exposés dans un dialogue inédit avec la chaise iconique conçue pour la pièce de Heiner Müller Hamlet Machine en 1986 et deux sculptures en verre de Daniel Pommereulle (1937–2003). 

 

« Light, at first ! » s’exclamait Bob Wilson dans un entretien à la radio en 2021, à l’occasion de la reprise à Paris de plusieurs de ses mises en scène au Théâtre de la ville et à l’Opéra Bastille.


« La lumière est la chose la plus importante au théâtre », poursuivait le scénographe américain, car « sans lumière, il n’y a pas d’espace1». Champs et aplats colorés, lignes graphiques d’une perfection toute minimaliste, rais lumineux qui découpent avec précision le vide du plateau,… l’œuvre de Bob Wilson a modelé nos imaginaires contemporains par sa manière unique d’architecturer la lumière. Plus qu’un décor, la lumière est l’élément principal de ses compositions ; elle structure et crée l’espace où évoluent les corps des comédiens et des comédiennes qu’il dirige, elle renforce leur présence, elle façonne les environnements et le mobilier à l’esthétique épurée qu’il conçoit à partir du début des années 1970.

 

Adolescent, Bob Wilson voulait être peintre. Né en 1941 au Texas, et décédé en juillet 2025, il a toute sa vie pratiqué le dessin, propédeutique à la conception de ses mises en scène, mais œuvre à part entière, qui fut exposée dès le début de sa carrière dans les galeries et les musées américains et européens. 

Après New York, c’est en France que Bob Wilson rencontre le succès, dès 1971 avec le choc provoqué par la liberté et l’avant-garde de sa pièce Le Regard du sourd. Trois ans plus tard, le musée Galliera organise la toute première exposition muséale de ses œuvres, où est présenté un choix de sculptures et de dessins, alors que se joue à La Rochelle, puis à Paris, l’opéra A Letter for Queen Victoria, avant d’être monté à Broadway. 

C’est probablement à cette occasion que Daniel Cordier acquiert la suite remarquable des neuf dessins que nous présentons à la Galerie Christophe Gaillard cet automne. Réalisés entre 1973 et 1974 et redécouverts dans l’immense variété des œuvres qui constituaient le fonds Cordier (acquis par la Galerie Christophe Gaillard en 2022), ces œuvres sur papier sont contemporaines des Air drawings de Wilson, des dessins « aériens » au crayon montrés au musée Galliera. Daniel Cordier, galeriste et collectionneur pionnier, avait su y reconnaître la vivacité et l’originalité des recherches du plasticien américain sur l’espace, le temps et la lumière.  

À l’encre, à la mine de plomb ou au crayon de couleur, les traits de Bob Wilson s’entrelacent et se condensent en faisceaux d’énergie qui traversent et animent l’espace de la page blanche. La couleur – ou la lumière – fait sentir l’espace. Alors que ses tableaux scéniques pour le théâtre ou l’opéra se caractérisent par une très grande lisibilité des figures, et une recherche manifeste de la perfection, les dessins de Bob Wilson s’autorisent ici la rapidité du geste et l’élaboration fluide de formes en mouvement. Courants, passages, spirales, tournoiements infinis et oscillations, rythmes : la main transcrit une onde, le flux. Elle cherche la mise en tension, veut ouvrir l’espace, et faire circuler l’air.

C’est tout l’enjeu de l’œuvre de Daniel Pommereulle (1937-2003), peintre, poète, cinéaste et sculpteur, lorsqu’il commence à sculpter le verre. Connu depuis le milieu des années 1960 pour ses objets tranchants, et son art motivé par l’expérience des limites, Daniel Pommereulle cherche chaque fois, dans ses dessins, dans ses films ou dans ses sculptures, la possibilité d’une effraction. 

En 1980, le verre se révèle pour lui le meilleur moyen d’y parvenir. Il sculpte d’abord le verre industriel, puis le verre dit « atomique », qui se caractérise par une très haute teneur en plomb. Au marteau, Pommereulle casse certains bords des cubes de verre lisse ; il crée des accrocs, travaille les prises de la lumière de l’intérieur et de l’extérieur. Le verre atomique se brise en arêtes, aiguës et tranchantes. Pommereulle assemble ensuite les blocs de verre à la colle silicone. Ses colonnes de verre atomique sont vides et pourtant chargées d’un pouvoir énergétique. « Je ne fabrique pas des objets. Je suis un producteur d’images. Ces sculptures sont des pièges où tourne l’énergie de la lumière2 » explique-t-il. Les associer aux dessins du scénographe américain, qui s’est lui aussi plu à mettre au point des sculptures en verre en collaborant avec les ateliers du CIRVA à Marseille entre 1994 et 2003, en souligne les innombrables qualités de transparences.

Au tournant des années 1990, Daniel Pommereulle innove ; aux feuilles de verre plat et aux blocs de verre atomique, il ajoute l’acier martelé, le papier calque ou encore la porcelaine. Le tranchant affleure encore sur certains cubes de verre mais il est encadré par une structure métallique. Les blocs ne sont plus seulement empilés et collés, ils sont contenus, emboîtés. Plusieurs sculptures ressemblent à des portes, toutes invitent à être traversées, mentalement par le regard et le sont, physiquement, par la lumière. Elles sont construites en deux parties, supportées par une structure métallique qui laisse apparaître les traces de soudure et fait voir l’ossature des matériaux. 

Pommereulle assemble des matériaux de sculpteur, d’une part, mais surtout, fait inédit, des éléments de dessin. Il articule le papier et le verre, combine la sculpture et le dessin. Il concentre toute son attention sur les rapports de transparences et invente pour cela de nouvelles solutions plastiques. Ces sculptures requièrent deux temporalités, deux types de regards : un regard qui traverse les volumes de verre et se perd dans les phénomènes de réfraction de la lumière et un regard qui prend le dessin comme point de départ de l’imaginaire. 

L’artiste dessine sur papier calque, un papier translucide qu’il recouvre de motifs crayonnés ou mouchetés à l’aquarelle, profitant de la liberté que lui offre le médium pour introduire de nouvelles couleurs dans ses sculptures. Il précise les degrés de densité et d’opacité des matériaux pour accrocher de toutes les manières possibles les rayons lumineux. 

Selon une approche contemporaine, très ancrée dans l’univers visuel et artistique des années 1980-90, le travail du sculpteur français rejoint celui du designer américain, qui envisage les éléments de ses scénographies au style radical et industriel comme de véritables sculptures – ses fameuses chaises étant des supports visuels plutôt que de réelles assises. Ainsi la structure ultra géométrique de la chaise iconique conçue par Bob Wilson en 1986 pour le décor de la pièce Hamlet Machine d’Heiner Müller est perforée, ajourée pour mieux définir et scander l’espace scénique. De la même manière, les architectures de métal imaginées par Daniel Pommereulle pour coordonner les volumes et les écrans de ses sculptures restent ouvertes.

Aucune forme n’est scellée. L’œil, comme l’air, circule. Avec ces sculptures, Pommereulle conjugue – tout en les maintenant distincts –, l’espace de la sculpture et l’espace du dessin, tous deux reliés à l’infini.

« Qu’est-ce qu’on fait ? », demande avec humour Daniel Pommereulle, interrogé à propos de sa pratique, « je peux répondre de mille manières. La plus insultante c’est de dire : « je vis ». Mais si je quitte l’insulte, vis-à-vis de moi et des autres, cela ne me satisfait pas parce que je pense que tout le monde est en balance entre son ombre et sa lumière. C’est un peu l’histoire de l’individu. Moi, je veux essayer de comprendre la distance qu’il y a entre mon ombre et ma lumière3. »

 

1 Entretien avec Arnaud Laporte, « Affaires culturelles », émission diffusée sur France Culture le 17 septembre 2021. 

2 Daniel Pommereulle cité par Raphaël Sorin, « La cruauté de l’élégance », Le Matin, 8 novembre 1985.

3 Entretien avec Éric Pestel en 1984, Archives Daniel Pommereulle.