Aveugles éblouis
Depuis un siècle au moins, si l’on remonte à Dada et aux photogrammes d’avant-garde, il règne une liberté absolue dans le domaine de la photographie expérimentale. Non parce que les artistes se saisissent de la technique photographique de façon anarchique et irrévérencieuse, mais parce qu’ils n’obéissent pas à l’ordre des images. La photographie expérimentale ne s’inscrit pas dans la logique d’une reproductibilité du monde, elle inaugure à chaque fois une tentative d’en fabriquer un de toutes pièces. L’œuvre de Thibault Hazelzet est de celles-là.
La récente série intitulée La Parabole des Aveugles résonne comme un hommage au célèbre tableau de Bruegel. Mais en raison de l’expérience optique qu’elle propose, elle prend à son tour la forme d’une parabole sur la vision et le destin compromis de ceux qui s’en voient privés. Les aveugles de Thibault Hazelzet ne sont toutefois pas des métaphores de l’ignorance et surtout du conformisme qui nous mène vers l’abyme. Ce que l’on en distingue d’abord renvoie à un monde d’ombres et de formes primitives plongées dans une nuit irradiée. Il faut pour tenter de s’en approcher oublier un instant le titre, s’aveugler nous mêmes pour s’approcher de ces polyptiques qui n’existent qu’à un seul exemplaire, distinguant d’emblée et sans en faire théorie, que le nombre est ici distinct du multiple.
Peintre de formation, plasticien s’aventurant volontiers dans l’exercice de la sculpture et de l’installation, la photographie n’est pas chez Thibault Hazelzet une discipline. Mais il affirme dans le même temps et sans détour que l’œuvre est là : dans ces formats variables montés sous diasec, résultat d’un enregistrement réalisé à la chambre photographique. Du « photographique » donc,
plus que de « la » photographie. Ce qui se laisse distinguer est, sans aucun doute possible, le produit d’une optique. Vous y retrouvez des types d’aberrations tels le flou et les déformations, qui font partie de notre culture visuelle. Les « choses » ont donc bel et bien été enregistrées mais sans que soit mise en œuvre une volonté de les regarder. Cette désinvolture voire cette négligence technique à l’égard de l’optique résulte d’une intention profonde : Thibault Hazelzet ne change pas ses objectifs en fonction d’un quelconque besoin, il agit de manière pragmatique et intuitive, règle ou dérègle en fonction du point qu’il veut faire apparaître net, ou à l’inverse en fonction de zones qu’il souhaite livrer à l’indéfini. Son approche de l’optique est sensuelle. Parlez-lui de mise en lumière, vous obtiendrez la même réponse : pas d’effet recherché par l’éclairage des objets, dont il sait que l’on en obtient pourtant ce que l’on souhaite. Définitivement, pour Thibault Hazelzet, la photographie n’a jamais autant de mérite que lorsqu’elle est réduite à une forme d’archaïsme de son usage : une impression optique.
Cette manière de faire avec la photographie n’exclut en rien la complexité des opérations et le sens d’une exploitation minutieuse des ressources qu’offre la matière même du médium. Thibault Hazelzet sait mettre en place des dispositifs qui contrarient l’ordre visuel. Dans des séries antérieures, tout comme ici, l’artiste réalise plusieurs prises de vue sur un même film sensible. Ces surimpressions sont méticuleusement calculées et combinent ainsi en une seule surface plusieurs enregistrements, comme un feuilleté de matière optique. Ce bricolage de précision est étranger aux ressources qu’offrent aujourd’hui les logiciels de traitement d’image, comme s’il fallait bel et bien manipuler, au sens où la main travaille. Thibault Hazelzet aime également jouer avec le positif et le négatif de l’image photographique. Il y trouve un mode de dialogue entre les espaces. Creusant ici par l’obscurité, plaquant ailleurs par une intensité lumineuse, il déplie et renverse les valeurs, il ajoute ainsi à l’expressivité des aberrations optiques une puissance graphique. Au final, le spectateur est mis face à une expérience de vision proche de l’éblouissement. Mais un éblouissement que l’on serait parvenu à interrompre. Non pour y mettre fin, mais au contraire pour le transformer en une représentation.
La Parabole des aveugles serait ainsi, elle-même, une forme de l’aveuglement. Mais il faut décrire ce qu’il s’y perçoit pourtant, ce que l’éblouissement préserve : des structures gauchement géométriques chancellent dans ce théâtre d’ombre. Elles semblent tantôt proches, tantôt lointaines, nous les discernons mais sans être sûrs de notre capacité à parfaitement les voir. Cette armée des formes défaites ressemble à celle que pourrait enregistrer une caméra thermique, un appareil de radiographie ou tout autre engin perfectionné livrant une restitution d’ondes.
Que nous soyons ici à l’atelier, devant de véritables sculptures de bois et de plâtres fichées au sol comme le seraient des fétiches, nous n’en savons rien d’autre que ce que l’artiste veut bien nous en dire. Ces êtres ont fait l’objet d’un curieux sacrifice qui les a transformés en une série de sculptures optiques. Ils sont les aveugles rendus à la lumière.
Michel Poivert