ACTIONS DÉGATS/DAMAGE ACTIONS
Une brèche dans le white cube
L'exposition de Fabian Knecht -UNG à la Galerie Christophe Gaillard opère une brèche dans notre expérience esthétique habituelle tout en répondant par l'humour à l'ambiance de désastre de l'époque. Si les temps sont aux « dégâts contrôlés », l'artiste travaille à jeter des pavés dans les vitres de l'histoire afin qu'elle ne se répète pas.
Aux abords de la galerie, des sacs à dos sont entreposés de part et d'autre de l'entrée, présageant d'un oubli ou d'une faille dans le plan Vigipirate. Ils contiennent les restes d'une action qui résulte de la destruction d'un des murs du lieu, dont les débris forment à leur tour la matière première d'un nouvel ensemble. On pourrait faire de ce geste un trait commun à l'ensemble des travaux présentés : détruire pour créer, œuvrer avec les restes, fétichiser l'action... ENTFERNUNG, nomme ce premier travail visible qui pose d'emblée la question du passage de l'intérieur à l'extérieur, en un déplacement radical. Ce qui se passe dans la rue est aussi important, sans pour autant toujours faire œuvre.
Danser sur nos cendres
Les restes de pierres provenant de Hillah (Irak) et de Berlin sont aussi présentés dans la galerie, là sur des étagères, telles des reliques. Ce rapprochement entre deux moments de l?histoire, via des objets évoquant la chute libératrice du mur de Berlin en 1989 et un attentat suicide meurtrier en 2014 pourrait induire un principe nivelant : toute action serait potentiellement « d'art » comme pour Duchamp « tout objet était dard ». Cependant lorsque l'artiste marche dans New York sur un méridien imaginaire allant de cette ville d'Iraq à la Freedom Tower, qui a comblé le Ground Zero à la place du World Trade Center, il fait à la fois un geste artistique et un pèlerinage. Tel un pénitent recouvert de cendres, il marche le visage, les cheveux, les mains, les pieds, saupoudrés de la poussière d'Hillah. Le costume porté lors de cette action ainsi qu'une vidéo et une photographie deviennent les traces de cette action. Une marche à New York, presque 15 ans après le 11 septembre 2001, est-elle un acte symbolique de souvenir ou un rappel de l'indifférence pour l'élément isolé ? En effet, les passants ne semblent pas se retourner sur le fantôme errant parmi eux. Lorsqu'on voit la pièce de Tony Oursler (9/11,2001) artiste qui a filmé sur une longue durée les attentats de 2001 et la vie en périphérie juste après la tragédie, on se rend compte que la panique ne fut pas immédiate, et qu?alors même que les tours étaient touchées une première fois, la circulation piétonne continue imperturbablement. Ce n'est qu'au second impact avec les débuts de l'effondrement et du nuage de poussière, que la foule commence à paniquer. On pense à Pompéi, Herculanum, Nagazaki... et la silhouette de l'artiste devient celle d?une ombre ou d'un danseur de Bûto. Le costume suspendu évoque à la fois les oripeaux de la condition d'homme moyen, les Moules mâliques du Grand Verre de Marcel Duchamp (1923) que le costume en feutre de Joseph Beuys (1970, Performance Isolation Unit) ou encore celui recouvert de poussière de métal de Larry Bell (You Can't Clean Snot Off Suede, 1974), il devient sculpture après avoir été acté. VERACHTUNG est le titre de cet ensemble (photo et vidéo). Faut-il y voir une allusion au film de Godard Le Mépris, 1963 dans lequel le personnage masculin ne quitte jamais son chapeau ? C'est un clin d'œil au couvre-chef de Dean Martin dans Some came running, 1958. Le chapeau, le costume, ce sont des accessoires récurrents qui sont là pour indiquer au spectateur que l'acteur n'est pas dupe, qu'il sait bien qu'il joue un rôle.
J'irai brûler vos musées
Faire œuvre avec des restes, n'est-ce pas le lot du musée ? Mais faire œuvre avec la fumée du musée, faire nuage avec l'illusion d'une boîte à trésors ? La série d' "enfumages" des toits de la Neue Nationalgalerie de Berlin, intitulée FREISETZUNG, comprend des croquis, un dessin, des photos, une vidéo. Une fumée blanche s'échappe du bâtiment et se dissipe très lentement aux abords et dans la ville. Les vues aériennes pourraient faire croire à l'impact d'une bombe tandis que la vidéo montre l'attitude curieuse des passants, prenant des photos avec leur téléphone ou s'arrêtant au bord de la route. L'opacité contraste avec l'architecture de verre moderniste. De loin, on imagine un incendie. Le malaise provient des associations formelles à la fois avec les bombardements des villes européennes lors de la dernière guerre mondiale, mais aussi d'un usage d'une forme qui évoque le gaz. Bien sûr on pense aux sculptures de vapeurs ou invisibles des minimalistes (Robert Morris, Robert Barry) , aux vaporeuses nuées de la Mariée du Grand Verre, mais certainement à l'origine de l'usage des gaz comme arme de destruction massive durant la guerre de 1914/1918 et notamment à ce que rappelle Peter Sloterdijk dans Bulles (Sphère1). C'est à dire que Hilter lui-même victime du gaz moutarde n'en laissa pas moins concevoir les chambres à gaz.
De quelle fumée s'agit-il ? Blanche à Berlin mais noire à Zagreb (ENTFACHUNG, 2013). Si le premier titre induit la notion de libération, le second évoque l'allumage. De quelle mise en route sommes-nous les témoins ? Mettre le feu au musée signifie un acte symbolique, une modernité renouvelée dans la lignée encore Duchampienne mais avec le mordant de celui qui jette un pavé dans la fenêtre du maître. Celle-ci étant la « fresh widow » ou « French Window » de la maison Normande qui vit naître l'auteur d'Air de Paris 1919, ou de l'Elevage de poussière, 1920. ZERBRECHUNG est une photographie de cet acte sacrilège commis par l'artiste, dit-on avec une pierre provenant des travaux du Musée Picasso de Paris. Ainsi la boucle est bouclée d'un retour dans l'œil du père de l'art « sans térébenthine » par effraction, d'un reste de Picasso...Quelques temps plus tôt l'artiste avait commis un autre crime artistique par une fenêtre.
ERHEBUNG, Komposition Nr.2, est un drôle de « piano préparé ». L'artiste apparaît dans l'encadrement d'une fenêtre ouverte sur un jardin aux frondaisons luxuriantes. Il surplombe un atelier dans lequel il dirige puis lâche un piano noir sur un piano blanc, rejouant une célèbre action Fluxus, peut-être en lointain hommage à J.Beuys dont il semble aimer le style vestimentaire.
Fabian Knecht se construirait-il un personnage dans une forme d'autofiction, un « portrait de l'artiste en saboteur » ?
Marie de Brugerolle