Monique Gies

Anagnorisis, The Goma, Madrid (ES)
Après l'exposition Les mots tus, qui révélait les oeuvres de Monique Gies pour la première fois en octobre 2024, la Galerie Christophe Gaillard a le plaisir de collaborer avec la galerie madrilène The Goma pour l'exposition Anagnorisis.
 
En 1977, à l’âge de 43 ans, Monique Gies, épouse, mère de quatre enfants et directrice d’école à Strasbourg, quitta brutalement son foyer, abandonnant une vie bourgeoise confortable ainsi que le conservatisme religieux et moral de l’Alsace pour s’installer dans une minuscule chambre de bonne à Paris. Quarante-cinq ans plus tard, à sa mort en 2022, ses enfants, en fouillant ses affaires, découvrirent sur une étagère une centaine de peintures, dont certaines leur étaient apparues çà et là au fil des années. Consciente de ce qu’elle venait de mettre au jour, sa fille Marie-Christine ne cessait de se répéter : « Comment est-il possible que j’aie vu tout cela sans vraiment le voir […] Ce n’est pas qu’elle ne nous en ait jamais parlé. Ce n’est pas quelque chose qu’elle cachait. Elles étaient là, visibles pour chacun de nous. »
 
Au premier regard, l’œuvre de Monique Gies résonne d’échos oniriques et de réminiscences surréalistes ; pourtant, les ressources visuelles qu’elle mobilise sont trop pénétrantes pour masquer leur intense charge symbolique. Ses premiers travaux sont de petits formats sur papier et sur toile, aux teintes rosées, qui évoluent ensuite vers des tons plus orangés, tout en évoquant également la couleur de la chair. On remarque aussi un usage marqué des bleus et des gris qui, associés aux bruns de ses œuvres tardives, composent la gamme chromatique la plus apte à saisir l’ombre. Ses scènes figurent des intérieurs oppressants où des poupées désarticulées et sans expression témoignent du trauma. L’autoportrait est un motif récurrent : une obstinée exploration du vide laissé par l’enfance et de ses persistantes traces mnésiques.
 
Cette régression entreprise par Gies impliquait un processus d’effacement et de fragmentation de la forme, où la tête se détache du corps. « Une tête sans corps : voilà ce qu’est un portrait. Un corps sans tête s’efface comme un objet incomplet, substituable. »¹ Dans son travail, les multiples reflets et dédoublements coïncident parfois avec leur champ phénoménologique présent. Une toile a quelque chose de spectral : ses filles, assises autour d’une table, entourent un buste de la mère. Bien que les figures soient sans visage, le sentiment de tristesse est palpable. L’une d’elles tend une main vers elle, dans un geste qui cherche le contact ou l’invocation. Dans une autre œuvre, une figure liquéfiée, drapée d’un voile transparent, semble établir un contact physique avec son image plus charnelle, une impossibilité qui promet néanmoins une vérité, même si elle n’est pas toujours rédemptrice.
 
Monique Gies s’adonna pour la première fois à la peinture peu avant sa fuite de Strasbourg, mais ce fut à Paris qu’elle s’y engagea avec plus d’intensité, durant la psychanalyse qu’elle entreprit entre 1977 et 1978. C’est à cette époque que refit surface, pour la première fois, le souvenir de l’inceste commis par son oncle dans la maison de ses grands-parents—à un âge où elle n’avait pas encore conscience de sa propre sexualité. Certains éléments représentés, comme le cheval à bascule, furent les ancrages visuels auxquels la jeune Monique se fixait pendant les abus. On le retrouve dans un intérieur sombre, où la fenêtre reflète paradoxalement une image libératrice. Quelle est la plus véridique : le cheval de bois brouillé au premier plan ou le coursier lumineux galopant au-dehors ? Nulle place à l’optimisme : l’ombre marquée du balancement nous dit qu’il n’y a pas d’échappatoire au passé.
 
Bien souvent, cette iconographie désespérée s’entrelace avec de puissantes images chrétiennes. Née d’une mère catholique et d’un père protestant, la peintre fut élevée dans une stricte discipline religieuse. On retrouve la croix dans les baguettes soutenant des têtes de marionnettes ou dans les croisillons des fenêtres. Son corps apparaît rédempteur au revers d’une toile, ou consacré lorsqu’il s’inscrit dans un retable. Dans ces peintures—que l’on suppose plus tardives—n’apparaît plus la poupée morcelée, mais le corps adulte et le visage mûr de l’artiste, réverbérés dans le verre. Parfois, la figure de Monique se tourne vers l’arrière, coiffée d’un turban qui évoque irrésistiblement la baigneuse d’Ingres, dans des couleurs qui semblent répliquer la morphologie du cerveau.
Dans cette aventure picturale née de la fracture et de l’exil intérieur, Gies ne reconstruit pas un récit linéaire mais assemble fragments de mémoire, de corps et d’histoire en images qui hantent, reviennent et confrontent. Son œuvre ne cherche pas à délimiter ou définir le sens mais à l’ouvrir : comme une blessure qui ne se referme jamais tout à fait, comme une vérité à peine effleurée. Dans cette tension entre le visible et le voilé, Gies fait de la peinture un lieu de résistance intime.
 
¹ Watteau, Diane (2024). Monique Gies, Les mots tus. Galerie Christophe Gaillard.
 
Septembre 18, 2025
sur 499