Planche 54 du Chaman et ses Créatures.
Ce photomontage « La Grande mêlée » – où les jambes de Pierre Molinier gainées de bas noir et chaussées d’escarpins se mêlent à celles pliées de Jean-Pierre Bouyxou comme autant de « rayons de soleil », aux profils de Jean-Pierre et de Janine barrés par une jambe dressée vers le ciel et où les têtes décuplées de Janine Delannoy (dénommée Poupée) par l’artiste, participent à une ronde cosmique – est à prendre comme le summum de l’alchimiste de la photographie. Les membres immobiles d’Introït en ouverture du Chaman se sont mis en mouvement au cours du recueil, se sont multipliée, pour finalement former la ronde cosmique de cette Grande Mêlée, un ballet de jambes dressées comme autant de « rayons de soleil » disait Molinier.
A partir de moyens rudimentaires (un vieil appareil photographique, un lavabo, une corde à linge, une paire de ciseaux), Molinier réalise avec son photomontage La grande mêlée une prouesse technique et une transmutation esthétique. Sans aucun doute, il donne ainsi son cliché photographique le plus accompli, son chef-d’œuvre, au sens compagnonnique ; mais d'un compagnonnage très particulier auquel se mêlent des relents sataniques et provocateurs. En toute logique, il le place à la fin de la série des photomontages proprement dits de son album Le chaman et ses créatures.
Au contraire de son tableau charnière de 1951, Le Grand Combat, et malgré la similitude apparente des titres, il n'y a pas ici de joute amoureuse. Le propos est différent : l'esthétisme l'emporte sur l'érotisme, le collectif sur l'individuel. Le titre de ce cliché parle de lui-même. On distingue neuf visages : sept de la poupée, celui de Jean-Pierre (un jeune homme de ses amis, dont on retrouve, au centre, les jambes caractéristiques, qui ont servi à d'autres clichés, avec leurs chaussettes noires) et celui de Janine, sa femme de l'époque. Pour le reste, il s'agit d'un pot-pourri d'une trentaine de jambes, appartenant à Molinier. Double multiplié, il satisfait sa passion de l'androgyne. La structure générale ne laisse rien au hasard : en bas, les jambes fournissent au cliché son assise terrestre ; en haut, le bouquet de jambes suggère une élévation (titre du cliché No. 24, à l'inspiration assez semblable) qui est d'ordre surnaturel; au centre, une barre horizontale, composée de fesses illuminées attire l'oeil du voyeur et aiguise l'appétit du fétichiste.
Une main vampirique griffe la cuisse mâle: il y a du sabbat dans cette image élaborée, d'autant plus que la main griffue placée au cœur du montage évoque la présence du Diable. C'est une ronde de sorcières, dans ce que la femme a, pour Molinier, de plus emblématique : les jambes, qui composent une rosace blasphématoire, un cercle magique. Car on sait que Molinier ne négligeait pas, à l'occasion, lorsqu'il peignait, de s'entourer, au sol, d'une corde.
Faut-il voir dans ce cercle une forme du mandala tibétain ? Molinier avait été fort impressionné par la visite (présumée) d'envoyés du Dalaï-Lama: son inspiration avait alors glissé vers l'ésotérisme. Aussi retrouve-t-on dans beaucoup de ses photomontages des réminiscences asiatiques : ici, les auréoles de gloire, habituelles dans l'imagerie tantrique, englobent la totalité du sujet et réapparaissent, en minuscules pointes d'amande, au bord des dessins de dentelles. Quant à la composition d'ensemble, elle rappelle bien celle du mandala : en subtils dégradés, deux carrés enferment deux cercles, dont l'intensité lumineuse augmente au fur et à mesure que l'on progresse vers le centre. Fondamentalement, le mandala est une représentation cosmologique qui organise l'univers dans une dialectique de désintégration et de reconstruction. Celui que Molinier propose ici fait appel à l'univers de ses propres fantasmes : sa divinité s'appelle Androgyne, dont le corps, dépecé puis reconstitué, parodie Shiva dansant, en une roue aux innombrables jambes. Comme dans le mandala, l'initié reçoit une invitation au voyage extérieur puis intérieur, à une promenade de l'oeil et de l'esprit dans la Roue du monde. Et le monde de Molinier, c'est lui-même. De plus, le mandala se veut oeuf primaire, matrice originelle : Molinier le souligne en enchâssant sa mêlée de corps, monstre multiforme, dans une bulle placentaire, comme on le retrouve dans d'autres clichés de sa main. Par sa référence à l'art tibétain, il replace discrètement ce photomontage dans le grand dessein chamanique de son album.
Enfin, Molinier, alchimiste de son anatomie comme de sa photographie, produit avec La grande mêlée son Grand Œuvre. Dans la cornue de son art, passant de l'Un au Multiple, il transfigure le vil des corps démembrés en l'or des corps recomposés, pour réaliser ainsi l'ultime union des contraires qui luttent en lui, homme et femme, noir et blanc.
Le photomontage se compose des jambes de Molinier, de celle pliée de Jean-Pierre, de la tête de la poupée reprise six fois et des profils de Jean-Pierre et de Janine barrés par une jambe dressée vers le ciel. Les membres immobiles d'Introït en ouverture du "Chaman et ses Créatures" se mettent en mouvement au cours du recueil, se multiplient, pour finalement former la ronde cosmique de cette Grande Mêlée, un ballet de jambes dressées comme autant de « rayons de soleil » disait Molinier.
Chef-d'oeuvre absolu de l'artiste par lequel Pierre Molinier marque l'histoire de la photographie mondiale. Épreuve fort rare (le collage original a été démonté).
- Archives Molinier - Collection privée de Françoise Molinier
Expositions
- Pierre Molinier, photographies et dessins, Musée de l'Hospice Saint-Roch, 2013
- Sade, Musée d'Orsay, 2015 (exposition de groupe présentant trois photomontages de Molinier (Élévation, Sur le pavois, La grande mêlée)
Literature
- Idées libertines, ‘ L’enfer de Molinier’, 2010 - Point contemporain, Curiosité contemporaines, ‘Pierre Molinier « Vertigo »', 2018
Catalogues
- Magazine Photo, N°145 Octobre 1979, Pierre Molinier. Travestissements d'un surréaliste maudit, n. p. - Peter Gorsen, Pierre Molinier Die Fetische der Travestie, Vienne, Daedalus, 1989, ill. 18. - Pierre Molinier, Le Chaman et ses créatures, William Blake & Co. Éditeurs Bordeaux, 1995, planche 54, p. 65. - Grand Street, Revue d'avant-garde, n° 58, Disguises, New York, 1996, p. 200. -Jean-Michel Ribettes, Fétiches et Fétichismes, cat. expo. Passage de Retz (été 1998), Paris, Éditions Blanche, 1999, ill. 134.
- Pierre Molinier, IVAM centre Julio Gonzalez, 1999, ill. P137 - Galerie Kamel Mennour - Jean-Luc Mercié, Pierre Molinier photographe. Une rétrospective, cat. expo., 13 avril - 13 juin 2000, Édition Mennour, couverture et p. 39. - Collectif, La Grande Mêlée, Strasbourg, Éditions In extremis, 2001.
- Pierre Molinier et la tentation de l'orient, Opales/pleine page éditeurs, 2005 reproduit P 24 - Jean-Luc Mercié, Pierre Molinier, monographie, Les presses du réel-Kamel Mennour, Paris, 2010, pp. 303, 313 et 359. - Extremos, fotografias da coleçao da Maison Européenne de la Photographie, cat. expo. Instituto Moreira Salles, Rio de Janeiro - IMS de Sau Paulo, 2011, p. 141.
- L'Homosexualité dans l'art, James Smalls, Parkstone, 2015, reproduit ?