Pablo Tomek:
La peinture à l’état pire
Texte de Hugo Vitrani.
Peintre-chiffonnier du siècle du capitalocène et de l’obsolescence programmée, Pablo Tomek a les mains sales. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, le collectionne, pourrait-on écrire en volant les mots de Baudelaire 1. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts.
Canal Saint-Martin, hiver 2016. Comme presque tous les dix ans, le canal est vidé pendant plusieurs mois par les pouvoirs publics pour dépolluer les eaux et renforcer les fondations. Un rituel qui révèle toujours les mystères noyés dans cette immense poubelle fluviale de Paris, bordés par des quais parfumés d’une odeur de pisse jaunâtre comme du mauvais vin, qui pétille à la 8.6. Parmi les prises qui font le bonheur de la presse et des parisiens qui épient ce grand nettoyage, un crâne, des armes, des canettes, des micro-ondes, des vélos, des parcmètres, des trottinettes électriques, des chaises et autres objets lancés par dessus bord, en fin de soirée arrosée. C’est dans ce ballet de bulldozers et de vase que Pablo Tomek s’est aventuré de nuit, avec deux complices, bottes aux pieds, sapés en combinaisons gris foncé et gants MAPA rouges, armés d’appareils photographiques et de peinture. Au cours de cette expédition clandestine, l’artiste et ses amis ont réalisé une série de photos de ces objets - parfois peints ou récoltés -, qui ont changé d’aspect, de forme, qui ont perdu leur utilité avec ce temps de dépérissement dans l’eau. C’est cet état transitoire de la fonction de l’objet qui est au coeur de l’exposition Nature Morte, présentée à la galerie Christophe Gaillard qui met en scène un paysage immersif réunissant des tableaux, des sculptures et des photographies, autant de médiums toujours pensés à la manière d’un peintre.
Altérer la forme et la fonction d’un objet par le passage du temps: l’idée germe dans l’imaginaire de Pablo Tomek, qui envisage d’abord de travailler sur des objets pour les recouvrir chaque jour d’une couche de peinture, pendant plusieurs mois. Influencé par les « One Minute Sculptures » de Erwin Wurm, la rapidité de l’exercice répété sur une longue période, était une piste qui aurait permis de retrouver la magie de la transformation des objets repérés dans la vase, tout en gardant un mode opératoire proche du geste ouvrier (Pablo Tomek s’intéresse particulièrement à leur pratique anonyme et involontaire de la peinture sur les chantiers ou dans l’espace public). Déformer la matière, réduire à néant la fonction : on en revient à la notion de vandalisme qui était au coeur du travail de rue de l’artiste, lorsqu’il pratiquait une peinture illégale dans l’espace public. Mais au final, Tomek décide de recouvrir les objets stockés dans son atelier par des couches épaisses de ciment laissé brut, pour épaissir les formes de manière grasse, provoquant ainsi un aspect volontairement industriel et polluant. Avec ses sculptures au sol, parfois suspendues, Pablo Tomek révèle alors un théâtre urbain qui renouvelle le genre de la nature morte. Il commente, à propos de l’histoire de cette pratique dans la peinture : « ici, le vélo à remplacé la pomme, le vélib’ et le ventilateur ont remplacé le pichet en céramique ».
Mais les préoccupations sont toujours les mêmes. « Nous avons donc vu s’agrandir considérablement la sphère du déchet », observe Nicolas Bourriaud 2. Qui ajoute : « En relève désormais l’ensemble du non-assimilable; le banni, l’inutilisable, l’inutile…. Un déchet, nous explique le dictionnaire, est ce qui tombe lorsqu’on fabrique quelque chose», rappelant que « les motifs dépréciés ou dévalués forment depuis les débuts de la modernité, au moins depuis Gustave Courbet - mais l’on pourrait remonter jusqu’au Caravage - la matière première privilégiée de l’oeuvre d’art ». Alors Pablo Tomek porte la peinture à l’état précaire et n’échappe pas à cette définition de Bourriaud : « L’art expose le caractère non définitif du monde. Il le disloque, le redécouvre, le rend au désordre et à la poésie ».
La frontière du réel
Le premier atelier de Pablo Tomek est la rue, avec laquelle il a longtemps fricoté. A la manière des situationnistes, l’artiste part régulièrement à la dérive - pour faire partir l’art en vrille - et traverse le trouble de la comédie urbaine, pour reprendre l’expression des Nouveaux réalistes, artistes équipés comme Tomek d’un radar, celui du hasard qu’ils provoquent.
Dans son ouvrage Street Art paru en 1982, le critique Pierre Restany affirme que l’approche du réel de la rue chez Karel Appel est « spontanément intuitive, organique, biologique ». Reprenant la métaphore chinoise de Ling Shu, il écrit que « la vision métamorphique de Karel Appel est le produit de la circulation des énergies et des souffles qui émanent de sa terre, le réel urbain ». Un réel urbain envisagé comme un théâtre expressionniste spontané. Tout comme Appel, le regard de Tomek est toujours attiré par ce qu’il appelle les « détails farfelus, les phases mystiques de la ville » qui surgissent dans les recoins, là où personne ne regarde. Il saisit alors l’image avec son iPhone, sans se soucier de la qualité, pour le souvenir, pour Instagram, pour travailler plus tard. Il explique : « J’utilise une technique du quotidien. Je me positionne avec un objectif dans l’oeil. Je me déplace, je m’accroupis, mais la qualité de la photo n’a pas de valeur ». Autant de photos qu’il transfère ensuite dans une sous-couche de peinture, un processus qui provoque des pertes, pour ensuite déchiqueter l’image à la Hantaï, lacérer le sujet avec des plis aléatoires comme autant de coups de cutter dans un strapontin de RER en skaï orange. L’image altérée, comme piétinée, est ensuite sérigraphiée sur une toile en lin recouverte d’une sous-couche blanche, poncée. Ici encore, le geste du peintre se fait artisanal. Dans ces tableaux photographiques Tomek se joue du rapport entre photographie et peinture, (dé)figuration et abstraction. Toujours en noir et blanc, façon photocopies à 5 centimes, l’image de l’écran prend alors une taille humaine, sur fond jaune. La couleur des luttes sociales de 2020? « C’est plutôt un jaune Caterpillar, avec une esthétique Kiloutou que j’aime bien », dégaine Tomek, les pupilles électriques.
Peintre-sculpteur, peintre-photographe, Pablo Tomek est aussi peintre-peintre. C’est ce qu’il nous rappelle en prolongeant sa série de tableaux réalisés à l’éponge, qui empruntent leurs sujets et leurs techniques aux pratiques ouvrières, du blanc de Meudon étalé sur les vitres des chantiers, à la pratique de l’effacement des graffitis dans l’espace public, au karcher. Présentés « au coude à coude, comme une frise », Tomek rappelle son attachement pour ces écritures accidentées. Autant de signes amateurs et anonymes de la rue, dont Brassaï disait : « Graver son nom, son amour, une date, sur le mur d’un édifice, ce « vandalisme » ne s’expliquerait pas par le seul besoin de destruction. J’y vois plutôt l’instinct de survie de tous ceux qui ne peuvent dresser pyramides et cathédrales pour laisser leur nom à la postérité. »
Tomek précise : « A la différence de mes premiers tableaux, ces motifs et messages ne sont plus des prétextes à une abstraction, mais purement reproduits, et dictent la compositions du tableau. Ces signes que j’utilisais comme des intrusions dans la composition des tableaux, sont devenus le sujet même de la peinture ». On retrouve ici l’idée de l’imprimante: Tomek poursuit sa tentative de faire de la peinture une photographie, et de la photographie une peinture. Le geste du peintre devient alors quasi-photographique, un scan post-produit d’effets, de filtres bien rodés par l’artiste.
Pablo Tomek a toujours rejeté le label du Street Art pour définir son travail. Entendu aujourd’hui avec les réseaux sociaux, la presse grand public, les maisons de ventes aux enchères, le mouvement évoque dans l’imaginaire collectif une forme de mauvais pop art, kitsch et inoffensif. Pablo Tomek, lui, vient du graffiti, une démarche cryptée, sournoise, risquée, clandestine. Un milieu où il a fait ses armes en cassant les codes. Mais la définition du Street Art par Pierre Restany à propos de Karel Appel pourrait semer le trouble : «(Karel Appel) assimile le « street art », le « Throw away Art », l’art de la rue, du déchet, des objets que l’on jette, à un jeu métaphorique, à une récréation dans la re-création. Il est modeste, car il sait que ce jeu-là est l’essence même du monde : cet objet industriel de rebut, tel qu’il le « traite » après l’avoir pris au moment de l’épuisement de son stade fonctionnel, il le sort du néant de l’obsolescence pour l’élever à une dimension de pleine expressivité nouvelle, poétique et humaine. Il humanise et poétise le produit standard de la machine, l’objet usé, consommé, jeté, perdu : c’est le retour de l’enfant prodigue. »
Avec une scénographie immersive, inspirée par les encombrants qu’il croise dans la rue (et qu’il a longtemps photographiés et parfois peints in situ), ou par les carcasses suspendues dans les boucheries, L’enfant prodigue Pablo Tomek semble nous rappeler que, tout comme les dinosaures, les fossiles et les Iphone, l’art aussi est voué à (re)devenir poussière.
[1] in Paradis artificiels. Du vin et du hachish, I Le vin, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard La Pléiade, 1961
[2] in L’exforme, Nicolas Bourriaud, ed. Puf, collection Perpectives critiques, 2017