Pierre Yves Bohm est peintre. Sa peinture a la familiarité de l’art brut ou du bricolage. Elle est sans cesse une remise en question de nos certitudes, de nos connaissances. Elle ne correspond à aucun critère de modernisme et fait tout, consciemment ou inconsciemment, pour y résister. Une liberté de ton, une liberté de temps, une oeuvre qui prend son temps.
Sa peinture invite le regardeur à s’approcher, à s’éloigner, à prendre les chemins déroutants de ce monde chaotique par les petits bouts de toile peinte accrochés, ficelés, à suivre les petits points cousus, percés, à se perdre dans les détails, objets peints avec minutie et une séduction certaine.
Elle ne peut être que résonance en chacun de nous, dans les méandres de la conscience et de l’inconscient, une attitude au monde, une introspection, signes et énergie, l’essence de la vie. Cheminement mental et physique, l’exposition, d’une oeuvre à l’autre, n’est que déplacement, écart, où tout est dialogue et se répond, inspiré par le dernier voyage de sa mère, dans un hymne à la vie, profondément.
Au départ, il y a Les déplacés. Une grande figure de toile peinte, accrochée à des branches osseuses, comme une présence, un personnage en bas-relief, trône seule sur le mur. Mais le regard va très vite sur la gauche, pour découvrir le vide de la toile qu’elle a laissé. Déplacement, de ce pan de toile peint, que Pierre Yves Bohm a éprouvé la nécessité de dégager de la toile, après l’avoir déjà violemment installé, en plein milieu. Volonté de casser la tranquillité de lecture, comme casser la séduction du trop bien peint, quand l’on pouvait se satisfaire de se promener tranquillement dans la lecture de tous les visages, les éléments, peints et cousus. Briser ainsi la tranquillité du regard, cela a pu se faire avec le déplacement de quelque chose qui était au départ étranger, étranger aussi à sa volonté de construire. Il y a donc eu déplacement entre des éléments qui ne devaient pas se rencontrer et, pour le regardeur aussi, quelque chose qui a déplacé sa tranquillité. « Je suis obligé de faire des actes radicaux pour essayer de retrouver un nouveau souffle. Il y a donc souvent, pour retrouver ce souffle, des destructions ».
Au départ, en fond, les restes d’échec d’une toile, qui finit ainsi, presque blanche. Au-dessus, un personnage qui marche, en suspension, Homme paysage Souno Chaïna. Grosse tête, composée d’un morceau de nappe brodée par sa mère, rebrodée sur la toile par le fils (les fils ?) — qui serait sans nul doute, prodigue ! Tête grotesque, touchante, aux yeux invisibles — « on arrive presque à une tête en sucre mexicaine », nous dit Pierre Yves Bohm. Sorte d’effigie du peintre, avec, au bout d’un bras, sa palette, comme suspendue. « Ces éléments de broderie ou de journal de ma mère captés, au lieu de les garder, je les ai introduits, déplacés, pour les faire revivre ».
Le fils prodigue est un personnage travaillé en patchwork, avec des fragments de broderie, fragments découpés et cousus de ce journal. Sorte de voyage initiatique sur le corps, de l’enfance à l'adulte, avec toutes ces traces maternelles. Espèce de reliquaire que sont les broderies, les cahiers qui étaient contenus dans des boites, et que Pierre Yves Bohm a déplacés, en les faisant revivre en quelque sorte.
Au départ, la peinture verte — Sans titre ou Linceul vert, « était ma Pietà à l’envers, c’est moi qui tenait ma mère ». L’image a complètement disparu, comme recouverte d’un voile de peinture verte, sorte de suaire voilant l’image de la mère, pour ne laisser que quelques traces sous une accumulation d’amulettes — « ce sont pour moi des touches de peinture —, de fragments de peinture, sur un monochrome vert — de ce vert toxique, que l’on a pu rencontrer sur les murs des maisons en Pologne ». Déplacement, en cassant l’image initiale trop forte de départ d’une Pietà, vers cet incroyable peinture, un monochrome ou presque.
Chlakta-Vichta, avec des petits démons empruntés d’un maître ancien de Sienne, venus titiller ce personnage endormi, suspendu, à grosse tête, comme des cauchemars issus de l’encombrement bruyant du monde — Le sommeil de la raison engendre les monstres … rêvait Goya. Et l’on peut dessiner son corps pourtant apaisé, construit dans un quadrillage de lignes percées, de petits points de peinture blanche, que l’on peut suivre comme une invitation à l’accompagner … dans ses cauchemars.
Pierre Yves Bohm arrête de peindre quand il a atteint la grâce — le geste premier, aurait dit Eugène Leroy, avec qui il eut un long dialogue. Entre jouissance et pulsion, séduction et destruction, attirance et répulsion, la peinture de Pierre Yves Bohm, d’une inquiétante étrangeté*, nous bouscule, nous déroute, nous bouleverse, nous enchante.
Evelyne-Dorothée Allemand
Août 2021
* L’Inquiétante Etrangeté, Pierre Yves Bohm, Max Neumann, Daniel Pommereulle, Antoni Ros Blasco, Royan, Centre d’Arts Plastiques, 3 juillet - 19 septembre 2021.