« Ce travail photographique voudrait faire écho à la recherche d’une synthèse des arts entre les formes de la peinture et celles de l’architecture, telle qu’elle était rêvée par le monde artistique des années 30.
Selon Fernand Léger « C’est une entente à trois qu’il faut trouver : Entre le mur, l’architecte et le peintre ».
En fusionnant une photographie de l’architecture d’Eileen Gray avec une des fresques murales que Le Corbusier a peintes dans la villa, c’est à une sorte de
« réconciliation des arts » que nous sommes conviés ».
Depuis une quinzaine d’années sous le nom de « Melting Point », Stéphane Couturier (FR 1957) superpose deux enregistrements photographiques pour proposer une image hybride, fluide et dynamique à la fois, tout en gardant intacte la racine documentaire des éléments de départ. Les oeuvres de Stéphane Couturier ont une qualité libératrice salvatrice, changer la vue pour accéder finalement à un degré plus aigu de la réalité par son questionnement.
Les villes sont nombreuses à s’être épanouies dans l’objectif de Stéphane Couturier. Ces dernières années, il a photographié les façades et architectures d’Alger, de Barcelone, de Brasilia ou encore de Salvador da Bahia. Pour ce nouveau projet, l’artiste franchi enfin le seuil des habitations et s’intéresse à ce qui se déploie derrière volets et parapets. Il photographie le revers des murs : la face qui abrite et non plus celle que l’on exhibe. Ce glissement de l’extérieur vers l’intérieur s’accompagne inévitablement d’une plongée dans l’intime. Car il faut croire qu’en matière d’architecture se confondent parfois intérieurs domestiques et psychiques. C’est du moins l’analogie conceptualisée par Eileen Gray, l’architecte et ancienne propriétaire de la bâtisse que Stéphane Couturier a choisi de photographier : la Villa E-1027. Construite en 1929 à Roquebrune- Cap-Martin dans les Alpes-Maritimes, cette maison est son ultime oeuvre architecturale. Alors qu’à l’époque, les modernes pensaient la « machine à habiter », Eileen Gray imagine l’espace comme une expansion de soi. Pour elle, la maison est « la coquille de l'homme, sa prolongation, son élargissement, son rayonnement spirituel. »*
Mais la voix de Gray n’est pas la seule à résonner dans les clichés de Stéphane Couturier. Puisque quelques années après le départ de l’architecte, Le Corbusier a dessiné six immenses fresques sur les murs de sa Villa. Si bien qu’aujourd’hui encore, ces couleurs occupent chaque paroi, dévorent les cloisons et s’emparent de nos rétines. Ces coups de pinceau sont autant de répliques qui surgissent des photographies de Stéphane Couturier. Bien que loin du brouhaha des grandes capitales, ce sont donc encore des voix qui surgissent de ses oeuvres. Ces dernières ne permettent pas de deviner les histoires que ces lieux ont abritées, mais nous laissent percevoir un dialogue que seule la houle méditerranéenne vient à couvrir. Car si elles sont dénuées de présence humaine, les photographies de Stéphane Couturier ne sont jamais d’inertes aplats, au contraire, puisque l’artiste observe les bâtiments comme s’il s’agissait d’organismes vivants. Si bien que s’échappent de ses clichés l’humidité des villes, le bruit de la cohue, la ferveur des rayons du soleil. Ici, l’échange entre les oeuvres de Gray et de Le Corbusier, incite la fièvre à nous saisir.
Stéphane Couturier avait jusqu’ici toujours contraints nos yeux à parcourir ses photographies de gauche à droite ou de haut en bas. Par l’abolition des perspectives, l’artiste entravait toute possibilité d’évasion. Ces nouveaux télescopages nous mènent au travers des couches du temps, à une époque où l’on laissait encore débattre les arts. Ils guident jusqu’à nous les considérations des années 1930 comme celles de Fernand Leger qui plaidait alors pour une « entente à trois » entre le mur, l’architecte et le peintre. Les jeux combinatoires de Stéphane Couturier sont des modérateurs. Ses calques et superpositions se font les agents de la libération de la photographie. Désormais, la voici affranchie du réel.
Camille Bardin - Novembre 2022
*"De l’éclectisme au doute", Conversation entre Jean Badovici et Eileen Gray dans la Revue Architecture vivante, automne-hiver 1929.