Anita MOLINERO: Les larmes de Louise

11 Mars - 29 Avril 2023 Paris / Main space
Anita Molinero ou les morsures du polystyrène extrudé
 
« Rentre ta langue tu vas marcher dessus[1] »
Annie-La-Pomme
 
 
Les 20 cabines téléphoniques Rendez-vous ont été exposées pour la première fois à la Biennale du Havre, en 2008, en différents points de la ville. Son commissaire David Perreau les avait repérées, à l’état de projet, en 2003, lors d’une commission de commande publique pour un impersonnel campus. Anticipant les effets cruels causés par l’accélération de la privatisation sauvage de France Telecom (entraînant le premier grand démantèlement d’infrastructures publiques ainsi qu’une vaste série de suicides des salarié.es[2]), Anita Molinero désolidarise les cabines de leur fonction d’appels, et leur accorde un nouveau statut qu’elle baptise : sculptures SMS. Peuplées par des formes larvaires, organiques qui poursuivraient leur mutation, elles se sont métamorphosées. La transparence des 3 unités France Telecom disposées en nid d’abeille (caractéristique du module 601 SP), offre une perspective forte sur les containers à poubelles fondus, liquéfiés, léchés, troués par l’effet du chalumeau… Frontalement exposées, les formes-objets (rouges, bleus, cacas d’oie, noires etc.) suspendues et éclairées s’offrent au premier coup d’œil et s’imposent comme un lieu de rencontre : RV Cab Alien. Si la transmutation du solide au liquide des matériaux plastique est souvent rapprochée par l’artiste des effets spéciaux que l’on retrouve dans les films de genre (Terminator 2 et Alien 3), elle rappelle tout autant des références plus littéraires comme L’histoire de l’œil et Madame Edwarda de Georges Bataille. En effet, ces sculptures tendent vers l’informel sans jamais l’atteindre complètement (le container poubelle reste malgré tout identifiable) et, ce grâce à leur qualité d’exciter l’œil. A ce sujet, Anita Molinero renchérit dans son dossier de commande 1% : « elle [ la sculpture ] fait agir l’œil comme organe sexuel, comme le dirait Bataille ; l’œil au bout du gland et / ou l’œil ouvert du vagin (tirer un coup). » 
 
L’échelle 1 de la cabine téléphonique a été conçue pour nous accueillir, protéger et nous isoler du reste du monde, créant ainsi une prothèse en dur, une carapace architecturée. De sorte qu’elles peuplent de manière fantomatique toute une ville industrielle - ou, aujourd’hui, une galerie - de la même façon qu’en 1993, à la Chapelle des Lazaristes, au CCC de Tours, les matelas en mousse jaune-orange sale s’apparentaient à des couches de fortune abandonnées par des personnes errantes. Xavier Douroux dira de cette exposition qu’avec Franck Gautherot, ils n’étaient pas préparés à ce qu’ils allaient voir. Le lieu était infernal, l’exposition impossible et il ne sût pas ce qu’il avait regardé. Le co-fondateur du Consortium venait de découvrir des gestes qui dévoilaient une obstination forcenée, révélatrice d’une endurance vitaliste à… refuser : refuser la sculpture du beau, du spectaculaire, de la bêtise, la sculpture savante. Anita Molinero laissait ces choses (comme elle aimait à les nommer au début) s’amonceler, se déposer au sol, au plus près de l’état dans lequel elles avaient été trouvées, c’est-à-dire Sans Détermination Fixe, SDF, surenchérira Xavier Douroux, lors de l’exposition Country Sculpture, en 1994, au Consortium avec Stella, Chamberlain, Grosvenor, Visser, Pages. La jeune artiste entretenait avec ses mains une détermination à désapprendre toute logique et tout langage, relançant sans cesse le flux du par où ça (la sculpture) passe. Pourtant, même consignées à l’état d’abandon, toutes ces choses appellent à la prise en mains ou au mouvement avec son pied, celui qui repousse après avoir butté dedans ; elles dessinent des empreintes de corps et font entendre des cris, des paroles proférées sans articulation. Un avant du langage à l’image des dessins-poésies cruels d’Antonin Artaud (ancien interné à Rhodez, livré au sort des psychiatriques tout puissants) auxquels nous n’étions pas non plus préparés. 
 
En 1995, avec l’arrivée des pistolets chauffants, les matériaux industriels ont pris de plus en plus de place. Ses pièces précédentes lui apparaissent dès lors comme des arrangements posés, attachés qui ne lui procurent plus que de la lassitude. Par la suite, l’altération, la fonte et la brûlure des murs de Vénilia prennent le pas (le tricolore vert, noir et rouge à la galerie bordelaise Triangle en 2000 et, celui spectaculaire du SPOT au Havre, en 2001). Les plaques de polystyrène extrudé roses et bleues délavées s’imposent en majesté au Grand Café de Saint Nazaire et contredisent le mouvement d’aseptisation des villes par un design urbain de plus en plus rompu à l’idéologie sécuritaire. Dans ce contexte, Anita Molinero confie à Sophie Legrand-Jacques sa recherche de la sculpture de l’effet, un duel au soleil où l’artiste exulte et vocifère face aux qualités pérennes du polystyrène dont avoue-t-elle : « tu ne te débarrasses pas comme ça, comme le bronze. » Dans l’atelier, son goût des jeux de langue par opposition aux jeux de mots bien français se déploie, et tout un imaginaire libidinal afflue pour se mettre en action… Et là se forment des yeux exorbités, des langues outrées, des bouches tordues, des cris contrariés qui donnent à entendre (contrairement au langage rationnel) l’inentendable, l’insoutenable : « Le mutisme implacable de la forme » synthétise Anita Molinero « obligerait le matériau à une torsion violente, langue tirée, langue convulsive au fond des poubelles […] Au fond, je continue de rechercher la langue à l’intérieur du langage et à l’extérioriser dans ma sculpture[3]. » 
 
Texte écrit par Géraldine Gourbe, février 2023.
 
 
[1] Annie, héroïne de Grande dame d’un jour (1933) de Capra, vend des pommes à Time Square où elle survit.
[2] Cf. à ce sujet la brillante analyse de Fanny Lopez, A bout de flux, ed. Divergences, Paris, 2022.
[3] « Entretien », juin 2004 in catalogue Anita Molinero, co-édition FRAC Limoges, Grand-Café Saint-Nazaire, SPOT Havre, Parvis, Ibos, 2004, p.74.