Pablo TOMEK: Sortie de piste

7 Octobre - 11 Novembre 2023 Paris / Main space
Pablo Tomek. Sortie de piste.
 
 
 
I.               Trois ou quatre choses que je sais d’elle
 
Pablo Tomek appartient à une génération d’artistes qui ont fait de la contamination le principe fondateur à la base de leur pratique. Si l’on considère les origines de l’artiste et de ses acolytes dans le graffiti, ce principe a peut-être plutôt l’aspect d’une vocation inéluctable : le writing est, entre autres choses, une forme de contamination par laquelle un certain type de signes – les tags – souillent les surfaces urbaines et en perturbent l’ordre avec leur dot de vandalisme et d’indéchiffrabilité. Mais que se passe-t-il lorsque le graffiti devient, lui aussi, l’objet d’une contamination ? Et, plus précisément, d’une contamination par la peinture ? La singularité des artistes comme Pablo Tomek demeure dans le fait d’avoir fait, de la bombe, un usage véritablement pictural, en explorant en profondeur les possibilités chromatiques et texturales du médium, et en ainsi brouillant les frontières entre le tag et l’abstraction. Cela a eu pour conséquence d’élever le writing au rang de peinture, et d’enrichir en retour l’histoire de la peinture d’un ethos « corrosif » que seulement les writers pouvaient lui apporter[1].
 
Cette contamination mutuelle entre le writing et la peinture a accompagné la production picturale de Pablo Tomek durant la dernière décennie, en culminant dans ses travaux à l’éponge : une manière de faire pénétrer subrepticement l’urbain dans le white cube, par des signes abstraits – les traces de blanc de Meudon par lesquelles les ouvriers recouvrent les vitres des chantiers ou des locaux en rénovation – qui ne sont pas moins une « forme d’occupation visuelle de la ville[2] » qu’un tag.
 
Si l’observation et la conséquente appropriation de ces traces avaient déjà permis à Pablo Tomek de sortir de piste une première fois, celles-ci l’ont également amené vers une peinture abstraite qui porte en son sein la possibilité d’une contamination sans fin. L’exposition en cours et son titre sont le récit en trois, voire quatre étapes, de cette possibilité : ils nous montrent un certain nombre d’évolutions – ou de déroutages – que Pablo Tomek a expérimenté au cours des six derniers mois, chacune desquelles semble nous dire beaucoup de choses sur la façon que l’artiste a de concevoir et de célébrer la peinture, de la faire et de la défaire systématiquement.
 
 
II.              Le châssis éloquent 
 
Pour Pablo Tomek, sortir de piste ne signifie pas abandonner le chemin entrepris : il s’agit plutôt de parcourir des voies collatérales jusque-là inexplorées, sans jamais quitter du regard la route principale. Cette route, on l’aura compris, c’est la peinture. Mais une peinture ne concerne jamais seulement l’image, ou la composition restituée par l’ensemble des pigments qu’un outil quelconque (un pinceau, une bombe, une éponge) pose sur une surface quelconque (un mur, une vitre, une toile). Une peinture est aussi la rencontre entre ces pigments et ces surfaces, et tous les éléments qui contribuent à rendre cette rencontre possible. Parmi ceux-ci, le châssis joue un rôle crucial et néanmoins ingrat. Caché derrière la surface visible d’une toile, le châssis permet à celle-ci d’avoir une forme et d’être sous tension. Cependant, la contribution fondamentale du châssis à l’existence de l’œuvre n’est pratiquement jamais considérée comme telle : le châssis est là, il agit, et en même temps il n’est pas visible – ou mieux, il n’est pas vu.
 
Cette exposition nous met devant trois grandes shaped canvas. Nous remarquons immédiatement leurs formes polygonales, rectangulaires et aux longueurs diverses, aux contours qui rappellent ceux d’un ensemble d’édifices, ou de plans architecturaux. En s’approchant on s’aperçoit comment chaque toile est en réalité un amalgame de plusieurs shaped canvas plus petites, telles des pièces de tetris (dont le titre de l’une des trois, Tetris Plan) chacune peinte à l’éponge et identifiée par des dyades de couleurs dominantes – bleu/jaune, rose/gris, orange/vert… C’est précisément au niveau du châssis que la première sortie de piste a lieu : si les châssis dont ces trois œuvres se composent ne sont pas encore tout à fait visibles, ils ne manquent pour autant d’affirmer, par leurs formes atypiques et ludiques, leur présence et leur participation à l’économie visuelle et symbolique des trois peintures. C’est notamment le cas pour La Traverse 1 et 2, où l’artiste s’est obligé à parcourir, par le biais d’une ligne noire, tous les châssis dont chacune des deux pièces se compose.
 
Sur d’autres shaped canvas aux fonds flous peints au pistolet, aux formats beaucoup plus petits et cette fois-ci munis d’un seul châssis, Pablo Tomek a opté pour une dérogation fugace – deuxième sortie de piste – à l’abstraction. Il le fait en réalisant à l’éponge ce qu’il appelle les « dessins instinctifs de monsieur Tout-le-monde ». Y figurent des gribouillis aux sujets parfois facilement reconnaissables – une tête à la bouche grande ouverte (Watching you), une figure en train de fumer une cigarette (Smoking you) – et d’autres moins immédiats, mais que l’on peut identifier à l’aide des titres – Dog faceThe sunArt and hand. Parfois on y voit des possibles clins d’œil à des peintres américains tels que Philip Guston, ou encore Donald Baechler et Josh Smith, mais le principe à la base de cette série est l’emprunt de « dessins d’ennui » et de motifs griffonnés que Pablo Tomek a recueilli dans la rue – un peu à la façon du philosophe et ethnographe Georges-Henri Luquet avec les dessins enfantins – en montrant leur tendance naturelle vers l’abstraction, comme si celle-ci était le destin ultime de tout sujet et la vocation essentielle de la peinture.  
 
 
III.          D’un châssis l’autre
 
Par-delà leur apparence et leurs sujets, à la base des châssis « faits maison », réalisés sur mesure par l’artiste, il y a une volonté de décomposer et de recomposer l’espace. Volonté qui finit par impacter chaque pièce à la fois sur le plan visuel et sur le plan symbolique. On ne pourra pas s’empêcher ici quelques analogies entre la démarche actuelle de Pablo Tomek et les préceptes du mouvement Supports/Surfaces qui, entre 1966 et 1972, a promu une « déconstruction des composants traditionnels de la peinture et [un] travail sur les éléments séparés[3] ». Concrètement, ce travail consistait en la réalisation de tableaux démantelés, leurs composants posés au sol ou pendus au plafond, dans un souci de dévoilement des éléments constitutifs du « fait pictural ». Pour certains des membres du mouvement, la recherche autour du dualisme châssis/toile occupe une place prééminente : « Dezeuze peignait des châssis sans toile, moi je peignais des toiles sans châssis et Saytour l'image du châssis sur la toile[4] » dit Claude Viallat à propos de son travail et de celui de ses camarades, Patrick Saytour (récemment disparu) et Daniel Dezeuze.
 
Si dans les shaped canvas de Pablo Tomek il n’y a aucune véritable séparation du châssis et de la toile – les deux partageant un espace donné comme unitaire – on a vu à quel point le premier commence à revendiquer au même titre que la seconde son rôle et sa contribution à la réussite conceptuelle de chaque pièce. Un rôle et une contribution qui se font de plus en plus cruciaux dans la série des Mises en Abymes, corpus de quatre peintures composites au processus fascinant : enchâssée simultanément sur plusieurs châssis aux différents formats et tenus ensemble uniquement par leur tension réciproque, une très grande toile brute est ensuite peinte au pistolet, désenchâssée et réenchâssée une seconde fois, mais en repositionnant les châssis d’une manière différente. Cette démarche vertigineuse de plis et de châssis décalés est répétée autant de fois que l’artiste l’estime nécessaire : le résultat, ce sont des tableaux en volume dont l’aspect rappelle celui de draps ou de vêtements froissés et où, loin d’être occultée, la mémoire de chaque passage finit par devenir le véritable sujet de l’œuvre. L’observateur aura ainsi pour tâche de reconstruire ce processus par son regard, et de distinguer les ombres réelles, celles produites par les plis de la toile, des ombres apparentes, c’est-à-dire les traces laissées par la peinture à chaque ré-enchassement.
 
Davantage que les shaped canvas, les Mises en abymes pourront nous rappeler certaines expériences de Supports/Surfaces, car la séparation des éléments dont se compose chaque pièce est une partie fondamentale du processus mis en acte par Pablo Tomek. Bien que terminé à chaque fois par un réassemblage – témoignant de la volonté de l’artiste de maintenir toujours une unité de la pièce – ce processus engendre des tableaux qui semblent s’apparenter aux toiles pliées d’André-Pierre Arnal et Jean-Pierre Pincemin, ou encore aux travaux en tarlatane de Noël Dolla.
 
Ce lien de parenté que l’on pourrait établir entre deux générations assez éloignées d’artistes doit néanmoins tenir compte des présupposés des uns et de l’autre. Profondément influencés, à l’époque, par les écrits de Jacques Derrida et de Roland Barthes, les membres du mouvement partageaient la volonté esthétique et politique de surmonter le logocentrisme en peinture et d’aboutir à un « dégrée zéro » de cette dernière. Cela était possible à condition d’abandonner radicalement toute vocation iconique et narrative, en faveur d’une attention exclusive au travail matériel dont toute image et toute narration sont le résultat. Les présupposés de la peinture de Pablo Tomek sont nécessairement autres. Il ne faut pas cependant oublier que le graffiti, qui naissait aux États-Unis quand Supports/Surfaces était déjà actif de l’autre côté de l’Atlantique, représentait aussi, à sa manière, une forme de dépassement du logocentrisme, et cela par l’injection, dans l’espace urbain, de ces « signifiants vides » que sont les tags, selon l’interprétation fournie par Jean Baudrillard[5]. Mais si les tags des origines s’attaquaient au logocentrisme – comme semblent le témoigner aussi les écrits et les dessins d’un artiste tel que Rammellzee[6] – par la création de ce que l’on pourrait appeler un « grammacentrisme », fondé non pas sur le domaine de la parole mais sur celui de la lettre et de son style graphique, les artistes comme Pablo Tomek ont, à leur tour, surmonté ce diktat particulier du tag, en poursuivant un degré zéro du graffiti.
 
 
IV.          Monument à la peinture.
 
Dans une exposition qui est aussi une déclaration d’amour à la peinture, et tout spécialement à la peinture abstraite, il pourrait à première vue paraître étrange de terminer par une série de sculptures. Pablo Tomek nous a néanmoins habitué à ces exceptions, notamment au travers des shaped canvas, où nous avons pu observer que l’injection de motifs figuratifs n'est que le prétexte, à la fois contre-intuitif et ludique, d’affirmer une fois de plus la souveraineté de l’abstraction.
Ainsi doit être perçu ce corpus de sculptures en polystyrène extrudé, aux différentes tailles et aux couleurs pastel glossy, dont l’ensemble peut, avec un peu d’imagination, rappeler la famille Barbapapa. Le principe est toujours celui du jeu et du paradoxe : concrètement, ces grandes sculptures représentent, à une échelle exagérée et de façon volontairement caricaturale, les éponges dont l’artiste se sert pour peindre, et qui permettent à ses tableaux de conserver à jamais toute la liquidité propre à l’outil. L’atelier de Pablo Tomek est par ailleurs parsemé d’éponges imbibées de peinture, qui finissent par sécher devenant en elles-mêmes des petites sculptures aux formes les plus improbables. 
 
Véritable éloge de l’objet-éponge – et surtout de sa fonction détournée, d’outil consacré à la peinture – cette série s’inscrit dans la lignée de certains monuments pop et ironiques à la peinture : comme pour les sculptures Brushstrokes que Roy Lichtenstein avait réalisées, dès 1980, à partir de sa série homonyme de peintures des années 1960, ou encore le monumental Paint Torch que Claes Oldenburg a installé en 2011 devant la Pennsylvania Academy of Fine Arts à Philadelphie, la peinture reste, ici aussi, le sujet ultime, la destination finale de toute recherche et de toute expérimentation. 
 
 

 
[1] Ce dernier aspect est d’ailleurs l’objet de l’exposition La Morsure des termites, qui a eu lieu au Palais de Tokyo du 16 juin au 10 septembre 2023 sous le commissariat d’Hugo Vitrani, et au sein de laquelle figure aussi Pablo Tomek (Cf. https://palaisdetokyo.com/exposition/la-morsure-des-termites/, dernière consultation le 25/08/2023).
[2] Pablo Tomek interviewé par Hugo Vitrani, cf. feuille de salle de l’exposition Rue de Paris, Galerie Christophe Gaillard, 1-24.02-2018.
[3] Cité dans J. Lepage, Claude Viallat – Traces, Chambery : Musée d’Art et d’Histoire, 1978, p. 25.
[4] Cité dans B. Ceysson, P. Descamps, Questions/Peinture – Patrick Saytour, Claude Viallat, Daniel Dezeuze. Paris : Somogy Éditions d’Art, 2005, p. 15.
[5] J. Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort. Paris : Gallimard, 1976, p. 123.
[6] Cf. Rammellzee, Iconic Treatise Gothic Futurism, 1979.