Monique Gies: Les mots tus

5 Octobre - 2 Novembre 2024 Paris / Front space

La place du pire
par Diane Watteau, septembre 2024

 

L’ostrakon est un tesson d’argile de l’Antiquité grecque. On l’utilisait pour voter l’exil d’une personne pour des causes politiques, de mœurs ou de trahison. On peut trouver des écrits ou des dessins gravés sur cet objet rituel d’exclusion. L’artiste Monique Gies convertit son œuvre en acte d’ostracisme.

 

Pour la première fois les peintures et les portraits de Monique Gies sont présentés dans l’exposition Les mots tus à la Galerie Christophe Gaillard de Paris du 5 octobre au 2 novembre 2024. L’initiative de cet évènement revient à la découverte par sa fille d’une centaine d’œuvres de l’artiste après sa mort. M.G. rompt brutalement en 1977, à quarante-trois ans, avec une vie de famille confortable pour s’enfermer dans une chambre de bonne à Paris. Cette réclusion choisie pour peindre la prévient d’un établissement psychiatrique. M.G. pressent le pire à venir. M.G. remet violemment en question non tant sa vie familiale qu’elle interroge un drame de nature traumatique étouffé pendant trop longtemps. Un viol subi quand elle était petite par un oncle surnommé tel un présage NonNon. L’oncle avenant se confirme indissoluble.

 

Les peintures à l’acrylique ou à l’aquarelle, de petits formats (27 cm x 37 cm), ne sont pas de sages images. Ses autoportraits cherchent un bord, voire un cadre. Ils se dédoublent, traversés et traversants. Des saynètes montrent des objets — ici un cheval à bascule coloré et une chemise blanchâtre — imprimés sur sa rétine, et depuis dans sa mémoire, qui lui servaient sûrement d’amarre visuelle pendant l’agression.

Seule, dans son cadre boueux et froid, implacablement seule, l’héroïne comme posthume, créature d’outre-tombe, rend compte d’une chose inerte sur le papier, sans vie : un objet corps. Du vécu traumatique et de sa trace mnésique, chaque peinture, comme intervalle d’effroi, compose une phrase exposée, comme un « jadir du jadis » (1).  Malgré tout ce qui les sépare, chacune est hantée, littéralement, par l’effondrement. Dans ces petits théâtres, le crime entre en coalescence avec la brutalité. Ni belle, ni réaliste, la figuration originaire hante l’esprit de l’artiste. Nous sommes ici loin de l’autorité du bien dessiner ou des principes artistiques. Il s’agit d’une nécessité vitale dans un monde sépia. La couleur atone utilisée se module dans des gammes éteintes de bruns et de bleus essentiellement. La faiblesse des contrastes englue parfois le sujet dans le fond. La peinture, en son processus, paraît comme effacée, décolorée, ou en cours de coloration ou de décoloration. Les couleurs nombreuses mais muettes semblent atteindre la grisaille. La peinture de M.G. se présente comme en état de syncope.

 

Dessiner, c’est créer, en traits ou surfaces, des portraits d’elle morcelée, mise en pièces, incomplète. Poupée déchirée, amputée, fracassée, comme jetée par terre. La créature poupée a besoin de supports, ici de fragiles échafaudages l’enserrent, là, des sortes de tuteurs la maintiennent debout. Elle n’est pas molle pourtant. Elle est solide, mais disloquée. Elle ne défie plus les lois de l’équilibre. Le corps ne se tient plus. Il est clivé, schizé, éclaté, explosé comme un pantin.

 

Une tête sans corps, c’est le portrait. Un corps sans tête s’efface comme objet partiel interchangeable. La victime est anéantie. Présence de l’inhabité, l’inanimé dans une apparente anesthésie fige M.G. comme un accessoire participant de l’Unheimliche (2).

 

La poupée s’aborde comme une disjonction.


« Ils signifient non non non non non non non aidez le bébé aveugle pauvre petite fille au secours au secours non non non non ... » (
3)


Les œuvres de M.G. sont de poignants appels.


La frayeur se matérialise dans les vestiges d’une effraction perpétrée par un « corps étranger » — dans l’entrebâillement d’une porte, un corps d’adulte guette —, toute velléité d’initiative partant de l’autre se trouve désormais «arrêtée», en quelque sorte neutralisée dans l’image.


Les images de M.G. sont indissociables des mots qu’elle ne peut pas dire. Intraduisibles. Peintures à voir mais aussi à entendre. Derrida (
4) parle d’une « affaire de sonorité, de timbre, d’intonation, de tonnerre ou de détonation dans la peinture d’Artaud ». La peinture de M.G. donne à voir une force en conflit avec la forme : le séisme qu’elle a vécu. Les motifs éclatent d’un assaut trop contenu. Cette violence sombre ne lui appartient plus.

 

Une fugue de mort entête le spectateur. Elle épuise l’énigme. Cette psychographie nous inclut dans l’imaginaire de combinaisons affamées du fantasme.

 

Séparée d’elle-même désormais, l’artiste et ses contre-sorts font tomber l’histoire.

 

« T’a-t-il bien fait mal ? » (5)
Deep six. (6)


Toutes ces images sont celles d’une exappropriation (7). Comme un ostrakon, chacune de ses peintures fait acte d’une décision de s’excepter de son histoire et d’expulser le crime encore en elle.

 


 

Diane Watteau est artiste, agrégée et maître de conférences en Arts plastiques à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, critique d’art (AICA) et commissaire d’expositions indépendante.

 

Monique Gies (1934-2022) a 43 ans lorsqu’elle décide brutalement de quitter mari, enfants et vie bourgeoise (et Strasbourgeoise) de directrice d’école pour s’isoler dans une chambre de bonne à Paris. Elle réalise aussitôt une importante série d’œuvres de petits formats évoquant l’inceste qu’elle a subi très jeune. Elle commence aussi une analyse, elle fréquente les milieux féministes et elle participe notamment à la revue Sorcières en 1978-1979, elle est d’ailleurs présentée lors de l’expostion de dix-neuf femmes artistes organisée par Sorcières en 1979.

Cet ensemble d’œuvres n’est réellement découvert qu’au décès de M.G. et n’a jamais été présenté au public. Il est exposé pour la première fois à la galerie Christophe Gaillard du 5 octobre au 2 novembre 2024 et fait l’objet d’une publication éditée par la galerie.

 


 

(1) Pascal Quignard, « Sur le Jadis, Dernier royaume II », Grasset, 2002, p. 140. « Jadis comme exodie pure, sortir au jour, pousser, phuein, source, fons, ek-sistence, issir ». Quignard crée le néologisme « jadir » : issir du jadis (sortir de l’être) in Tiphaine Samoyault, « Il faut se souvenir que les dinosaures n’apparurent qu’en 1841 » : http://www.fabula. org/colloques/document2117.php

(2) L’ « Unheimliche » ou « inquiétante étrangeté », terme élaboré par S. Freud, est une sensation d’angoisse quand des choses éveillent en nous un sentiment d’étrangeté. « Cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps familières ».

(3) Alasdair Gray, « Pauvres créatures », Poche, A.m. Metailie, 2024
(
4) Jacques Derrida, « Artaud et ses doubles », Scènes Magazines n°5, Février 1987. Entretien avec Jean-Michel Olivier (AESD)

(5) Donatien Aldonze François de Sade, « Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice », Œuvres complètes, Pauvert, 1987

(6) Expression de l’argot des matelots : envoyer quelque chose ou quelqu’un « par le fond » qui remonte à la surface.

(7) « Opposition défaite entre appropriation et expropriation » in « Échographies de la télévision », entretiens entre J. Derrida et B.Stiegler, Paris, Galilée, 1996, p.123