ERIC BAUDART: corps simple, corps composé

12 Mars - 30 Avril 2022 Paris / Main space

Nous sommes entourés d’objets manufacturés, plans, plaques et matériaux. Nous les voyons, ils nous sont utiles. Certains se font apprécier pour leurs fonctions, d’autres pour leur capacité à se fondre dans le décor. Mais dans le fond, que savons-nous d’eux ? Seul le strict nécessaire pour leur entretien ou leur éventuel recyclage. Pourtant, ces matériaux savamment usinés ont une histoire, un parcours, une genèse. C’est dans l’avant et l’après usage de l’objet qu’Éric Baudart les intercepte, quand ayant servi jusqu’à leur propre épuisement, ils se retrouvent au rebut. Reprenant les codes de la sculpture minimaliste, il organise ses assemblages suivant la trame lointaine d’un Robert Morris. Mais de son spectre, il ne reste qu’un drapé accidentel, sur une surface chiffonnée d’un tissu doré : le vernis trop longtemps exposé au soleil, rigidifié, a été brisé en éclats par l’artiste. S’il flotte un souvenir évaporé de l’antiform, ou de codes formels de la modernité, lignes, points, plans, les figures géométriques n’organisent pas seulement l’espace, elles trompent l’œil. Inspiré de structures produites industriellement et de haute technicité, avec des percées rectilignes, régulières, à souhait, que ce soit avec des spaghettis ou des grillages en fer, l’illusion d’optique brouille la perception des lignes et des rythmes, en témoignent les cubes Cubrikron d’Eric Baudart, jouant facétieusement des effets en trois dimensions, de la profondeur et de la légèreté.

 

Lamelles de métal, tel des fanons de baleine, assemblées de face ou en un bloc opaque, les OTS - pour Optical Thermic System - gardent en mémoire leur qualité ductile, à la différence qu’elles ne produisent plus d’échanges thermiques, mais de lumière. Comme dans une vibration insaisissable, les moirages obligent à plisser les paupières, les lignes jouent à s’animer visuellement au gré des chatoiements. Un losange en tube de bic, laissant surgir quelques pointes de stylo en chevron, et l’objet disparaît au profit de son regroupement. Ainsi suspendu, en tension les uns contre les autres, le lot s’arrête dans sa figure chorégraphiée et figée, comme une anomalie dans le process. Dans ce recueil de matériaux, étrange répertoire de formes créés par l’industrie, se dégage pourtant une atmosphère méditative, emplie du silence calme de ces surfaces travaillées par des machines. Lors de l’invention de la photographie, on a décrit les images non faites de main d’homme du nom d’achéiropoïétique, terme réservé auparavant à la main invisible de Dieu. Chez Baudart, c’est un store bichromatique qui sera récupéré après avoir été longuement insolé, par inadvertance. Il n’en reste pas moins un mystère qui entoure ces surfaces. Lorsque Baudart intervient, quand les radiateurs de voiture se mettent à évoquer du Frank Stella, il prend soin de révéler leurs qualités intrinsèques : le papier du Concav, amas sériel d’affiches magnifié par l’accumulation de peinture et la découpe, voit surgir son essence cachée, son autre identité d’objet, insoupçonnée.

 

En allant chercher dans ces espaces industriels des objets ou formes fabriquées en série, réduite à une ligne de production sans âme, Baudart recrée des lieux pour épanouir leur non-spécificité et leur potentiel plastique. L’espace blanc de la galerie se fait petite cathédrale pour ces bouts de polymères remis en chaîne, boucles de métal sans histoires, rouleaux de polyester enserrant des bulles d’air argentées (Wrap) pour célébrer leur esthétique involontaire. La grande colonne vertébrale faite de visières anti-covid devient une créature albâtre aux ondulations organiques. Suzanne Lafont parlait pour ses poèmes agrémentés de motifs modernistes d’Amusements de mécanique. Chez Baudart, on pourrait parler de poétique industrieuse, une politesse visuelle accordée à ces matériaux sortis d’usine. Les voilà invités enfin à se présenter bruts, ou dans des cadres en aluminum, au regard du connaisseur. Quel que soit leur âge, qu’ils soient pimpant sortis de sous la meule ou du thermomoulage, ou délustrés par des années d’usage, ils viennent en parade – il faut imaginer de l’électro pop, adaptée à leur composition sérielle et minimale – faire leur glam show.

 

Rédigé par Magali Nachtergaël (Critique d’art et commissaire d’exposition, maîtresse de conférences en littérature et arts contemporains à l’université Paris 13)