L’exposition Les circonstances sont neutres s’ouvre comme une traversée dans un paysage sans repères fixes, où les objets se dressent moins comme des réponses que comme des seuils. Ici, rien n’est donné pour rassurer : chaque pièce fait signe vers une tension, un déplacement, une faille où se rencontrent la matière, le temps et une improbable biologie de l’art.
 
Depuis toujours, le travail de l’artiste s’est nourri de la question de l’espace – non pas l’espace abstrait des géomètres, mais celui qui nous entoure et nous assiège, ce tissu fluctuant où nos corps s’inscrivent comme des mesures fragiles. Le temps y affleure sous la forme d’une lente décantation, d’un patient processus d’accumulation, mais aussi d’évènements instantanés, fulgurants, presque sismiques. L’art se tient là : dans ce battement entre le lent et le fulgurant, entre le neutre et le dramatique, entre l’accident et l’évidence.
 
L’exposition commence sur la pièce intitulée MOTOR. Issu des profondeurs d’une ancienne mine abandonnée, ce moteur centenaire — rongé, gonflé, creusé par le temps — est extrait de son oubli non pour être restauré, mais exposé tel quel. Présenté sur un socle bas en acier Corten, il n’est ni célébré ni détourné : il est simplement donné à voir, dans son poids, sa masse, son histoire enfouie.
Le travail ici ne cherche pas à commenter. Il ne répond pas aux tendances ni aux impératifs de sens. Il observe. Il propose une mise en tension entre la forme et son altération, entre l’objet et le temps qui l’a façonné, entre ce qui fut fonction et ce qui devient présence.
 
Il s’agit d’une œuvre sur la matérialité pure, sur la manière dont le fer, l’oxygène, la gravité et le temps travaillent ensemble à faire surgir autre chose qu’un moteur : un volume habité, une ruine technique, une trace. Aucune leçon, seulement un regard : ce qui est devenu, et peut-être ce que nous devenons.
 
La série Papier millimétré. À l’origine, une grille, simple plan graphique, devient sous l’action répétée du cutter une surface lacérée, vibrante, presque charnelle. Les images choisies comme supports — un portrait d’Harvey Weinstein, une publicité pour une doudoune The North Face, une toile d’Olivier Mosset — ne valent pas comme icônes mais comme prétextes : elles sont là pour éprouver le dispositif, pour confronter la neutralité mécanique de la trame à l’épaisseur trouble du réel. Dans la coupe se révèlent cratères, sursauts, accidents. Les lignes, censées figurer l’ordre rationnel, se transforment en cicatrices, en tremblements. Le contrôle dispute sa part au chaos : l’espace est mis à l’épreuve de la main, le temps à l’épreuve du geste, et l’image à l’épreuve de sa propre dissolution.
 
Cette logique d’éléments simples qui « font corps » irrigue aussi d’autres ensembles — qu’il s’agisse de radiateurs de refroidissement métamorphosés en surfaces optiques, OTS, ou de structures telles que cubiKron. Tous obéissent à un même principe : la matière se répète, se tord, se diffracte, jusqu’à libérer une densité inattendue. Ces pièces, comme des organismes improbables, rappellent que la biologie elle-même repose sur la recombinaison infinie d’unités apparemment neutres.
 
On pourrait croire à un matérialisme froid. C’est tout l’inverse : chaque objet s’élève comme un fragile organisme, vibrant de son propre tissu. L’artiste ne cherche pas à expliquer le monde, mais à en éprouver la texture — gravité, densité, continuité, phé-nomènes ondulatoires. Tout concourt à créer l’expérience d’un espace sensible, où la surface s’épaissit jusqu’à devenir monde.
 
Dans l’installation intitulée the studio, la cotte de maille apparaît comme une masse en remous qui peut évoquer le tissu espace/temps semblant entrer en résonance avec des flux invisibles qui la traversent, comme si elle vibrait doucement sous l’effet de forces imperceptibles.
 
Elle repose sur des structures AA, chaises iconiques dites Butterfly, réduites à leur structure en X pliée. Ces silhouettes minimales évoquent un squelette léger, une ossature. La rigueur de leur géométrie contraste avec la souplesse mouvante de la maille. L’ensemble agit comme une métaphore. Plus qu’un objet, il s’agit d’une évocation de l’artiste dans l’atelier qui attend, disponible, laissant advenir ce qui doit tomber du ciel.
 
« Les circonstances sont neutres » affirme le titre, et pourtant tout y est dramatique. Les œuvres ne racontent pas d’histoires, elles se tiennent dans une zone grise, neutre, où les conditions du surgissement se jouent à bas bruit. Rien de spectaculaire : juste une main qui découpe, qui assemble, qui détourne. Mais de ce rien surgit une densité, un vertige, comme si chaque pièce n’était pas un objet mais un organisme en suspens, un fragment de temps matérialisé.
 
L’exposition propose alors une expérience : celle d’un espace-temps rendu visible, palpable, tendu entre le contrôle et l’accident, entre la rigueur d’une grille et l’improbabilité d’un vivant. Car l’art, ici, n’est ni récit ni décor. Il est ce tissu improbable où se noue l’évidence fragile de notre présence au monde.
 
Virgil Kohl